Nouvelle de François Boulay, tirée du volume 1 de la collection Dora-Suarez-présente…, Un Petit Noir, ISBN 978-2-913897-48-9, éditions AO – André Odemard 2016. Mise en ligne avec l’aimable autorisation de l’auteur et des éditions AO.

Tout a été dit sur Milady, sur sa mort tragique, rocambolesque.

Dans les milieux du spectacle, du cirque en particulier, la disparition de cette acrobate équestre restera pour toujours un mystère… Sauf pour moi peut-être, le seul à détenir ce qu’on appelle communément la vérité.

Sa tête retrouvée cyanosée, fissurée comme une figue mûre tombée à terre.

Mais qui ? Mais pourquoi ? Toutes les hypothèses y sont passées. Crime sadique. Celui d’un fou, ou, pourquoi pas, celui d’un animal attaquant en pleine nuit cette sylphide à demi nue descendant de sa caravane – on disait roulotte à l’époque – pour jeter un coup d’œil à la nuit, contempler les étoiles avant de rejoindre sa couche.

Quelques éléments tout de même, pour tenter de saisir certains aspects de ce drame, aussi invraisemblable fût-il : trouver un vrai boulot, surtout dans le domaine du spectacle, n’a pas été pour moi chose facile. Néanmoins, malgré un physique plutôt ingrat – nous aborderons bientôt ce détail – mes disgrâces naturelles et mon goût pour les facéties en tous genres allaient me porter chance.

L’attraction des contraires peut présenter quelques avantages.

Il s’appelait, se faisait appeler, Caruso, ce Monsieur Loyal déjanté à mort, qui avait conçu l’idée folle d’associer mes talents à ceux d’une pure merveille de la nature, une acrobate au corps de rêve : Milady.

J’ai passé des nuits à me dégotter un pseudonyme. Monte-Cristo ? Mahmoud ? Jonathan ? Klaus ? Jean-Luc ? Ce dernier a longtemps tenu la corde grâce à son sympathique anagramme. Bon, l’heure est trop grave pour déconner. Restons dans le sujet.

Klaus ? Pas mal. Un nom qui claque comme la gâchette d’un flingue. Mais il traîne avec lui un Barbie qui, je le rappelle pour les distraits de l’histoire, remplissait des trains entiers de pauvres gens en direction de ce qu’un triste sire, dont je tairai le nom, appelait les fours migratoires. Quelle salope, ce Klaus ! Donc, exit Klaus.

Ont défilé quelques pseudos plus orientalistes, baignés d’huile de palme ou parfumés à la mangue : Geronimo, Enrique, Roberto, etc. Hum ! En plus des difformités dont m’a doté ce connard de Créateur, on m’aurait à coup sûr soupçonné de romantisme libidineux et même pire.

Merde ! C’est pas parce que je mesure un mètre dix-huit et que ma peau est plus noire et lustrée qu’une chaussure de marié à la sortie de l’église, que je n’ai pas une âme, sensible et généreuse, comme tout un chacun.

J’entends déjà ricaner les sceptiques. Un nain ! Un horrible nabot ! Un cancrelat des coins sombres se nourrissant de détritus et d’excréments. Ils glousseront comme des rats pris au piège quand ma nature, profonde selon l’expression, leur pétera à la gueule !

Bazooka. Voilà ! Je garde pour l’instant Bazooka. Il sera toujours temps de changer selon la tournure des affaires.

Autant trancher tout de suite le nœud gordien : Elles vont très, très mal tourner, les affaires.

Un petit rappel sur mon physique. Un mètre dix-huit, c’est dit. J’ai espéré pendant des années gagner quelques centimètres, accéder enfin à ce que les spécialistes dénomment le pic de croissance, l’âge adulte, en termes clairs.

Donc, une sous-espèce humaine, difforme et vaguement répugnante. Un être larvaire très difficile à caser socialement.

Mais pour moi… Paf ! Coup de bol ! Le cirque ambulant de Caruso, ses flonflons, ses lumières, ses foules en délire.

Caruso, le malin, l’imaginatif, avait vu juste en pimentant le numéro de féerie chevaline de Milady avec les pitreries burlesques de ce nain, antithèse totale de la beauté angélique qui chevauchait les canassons.

Pas mal, le coup. Non ?

C’est donc au centre d’une piste balayée par les projecteurs que je suis devenu le clown triste sur lequel se concentraient toutes les dérisions, les lazzis, les sarcasmes.

Il m’arrivait parfois de servir de repoussoir à d’autres splendeurs féminines, trapézistes, jongleuses, dresseuses d’ours ou de phoques stupides.

Les connes ! Les infâmes ! Les indifférentes ! Saloperies de déesses traitant avec plus de respect leurs animaux décorés de plumes et de paillettes, capables de lâcher en plein numéro de voltige des masses de crottin nauséabond, que le nain de service préposé au ramassage.

Tornades de rires dans les gradins, rires représentant pour moi autant de blessures, de frustrations.

Que pouvait-elle accorder de mieux, cette foule de badauds, à ce monstre d’un mètre dix-huit, jambes arquées et dissymétriques, affublé d’une tête grosse et molle ? Elephant Man, en pire.

Revenons à Milady.

Je vous délivre avec humiliation, avec une cruelle franchise, la vérité, ma vérité la plus incongrue : je l’aimais, cette fille ! Amoureux fou. Fou d’amour pour cette sublime écuyère, pure émanation du Jardin des Délices.

Milady ! Au fait, où était-elle allée chercher un nom pareil ? Dans Les Trois Mousquetaires, roman dans lequel apparaît une Milady à la fois ange, démon, pute et empoisonneuse ?

J’imagine mal Milady, la mienne, capable de chevaucher trois chevaux à la fois, cabrioler dans les airs avant de retomber pieds joints sur la croupe d’un alezan, et, le soir venu, se plonger tête baissée dans l’œuvre d’Alexandre Dumas.

C’est pourtant au cul de cette cavalerie de luxe que je devais accomplir les tâches les plus ingrates : facéties grotesques et ramassage à pleines mains des déjections moulées à la louche.

Une sorte de gnome absurde et coprophage, voici ce que l’on attendait de moi.

Et puis, le Ciel a parfois des idées bizarres. Tout a basculé un soir de mai, à une heure avancée de la nuit.

Le lecteur innocent, qui pensait avoir tout lu et tout vu dans le domaine du récit amoureux, va tout de même s’en ramasser une dans le cigare qui risque de le dégoûter à vie de la Bibliothèque rose.

Restons simples, succincts, et même, lapidaires.

Vingt-trois heures douze. Nuit noire.

Milady ouvre sans bruit la porte de sa caravane bleu ciel, marque un temps d’arrêt et descend avec précaution les quelques marches en bois qui la séparent de l’herbe folle.

La belle porte comme seul vêtement une nuisette en dentelle du Puy-en-Velay. Pieds nus et cheveux épars, Milady s’éloigne de quelques mètres, s’accroupit, se concentre sur l’examen de son entrejambe et, tel un geyser mictionnel, balance un pipi de rêve, un jet brillant sous la lune, une chose venue de l’espace intime de son corps, qui peu à peu hésite et finalement se tarit, tandis que ma Milady, animée d’un dernier frisson, pousse un long soupir de soulagement.

La suite serait anodine si elle ne tenait du miracle.

Milady se relève, soulagée, contemple un temps les étoiles et s’apprête à prendre le chemin du retour quand, brusquement intriguée, elle scrute les buissons alentour et découvre avec effroi la silhouette ramassée, immobile, d’un être d’une monstruosité rare : Bibi ! Mézigue ! Bazooka en personne.

La messe est dite. Terminus…

Je demande une fois encore au lecteur de se représenter Milady marchant en état second, satanisée, bouche ouverte et yeux exorbités, se dirigeant comme un automate vers ce sexe brandi dans sa direction telle une tentation débarquée de l’enfer.

Les images défilent brusquement au ralenti, comme au cinoche. Milady saisit cette chose à pleines mains et l’enfourne goulûment.

Les malédictions divines se matérialisent enfin dans toute leur chimérique beauté : le Créateur – quel facétieux, celui-ci, quand il s’y met ! – a doté ce nain répugnant d’une énergie sexuelle qui dépasse l’entendement.

Après quelques longues minutes de laborieuse fellation, la tête entière de la belle écuyère, en agonie respiratoire, explose comme un fruit mûr.

Les mois, heureusement, ont passé.

Non-lieu et oubli collectif sur cet incident.

Le roué Caruso m’a confirmé dans mes fonctions.

Églantine, sa nouvelle écuyère, est une fille blonde comme les blés, les yeux pâles, le sourire triste, un charme fou.

Je vais souvent, à la nuit tombée, me tapir au pied de sa roulotte.

Je crois que je commence sérieusement à devenir amoureux d’elle.