Nouvelle de Gaëlle Perrin-Guillet, tirée du volume 3 de la collection Dora-Suarez-présente…, Au fil de l’eau, ISBN 978-2-913897-54-0, éditions AO – André Odemard 2017. Mise en ligne avec l’aimable autorisation de l’auteure et des éditions AO.
Hier encore, j’étais l’homme le plus heureux du monde.
Je suis rentré chez moi, Myriam était aux fourneaux, comme d’habitude. Mon fils dormait sereinement dans le fauteuil en osier que son -grand-père, mon père, lui avait spécialement confectionné lorsqu’il est né. Il est mort peu de temps après. J’ai l’impression que c’était il y a un siècle.
Un jour, il était là, à mes côtés, essayant de m’apprendre à reconnaître les essences d’arbres dans la forêt qui borde le village. Je l’écoutais attentivement m’expliquer que de cet arbre, on ne tirerait rien de plus que des bûches pour la cheminée, tandis que cet autre produirait de belles planches bien droites, denses et noueuses, avec lesquelles je pourrais confectionner un lit confortable pour mon petit homme, ou une commode pour ranger ses affaires.
Le lendemain, mon paternel n’était plus là. Disparu en un claquement de doigts ! Je n’ai même pas pu lui offrir un beau cercueil comme il l’aurait mérité, il n’a même pas eu de cérémonie. Il est mort et je ne l’ai jamais revu.
Je pensais à lui lorsque je suis rentré hier. Il aurait été si fier de moi.
Myriam ne m’a pas entendu arriver derrière elle et elle a sursauté en étouffant un petit cri de surprise quand je l’ai prise dans mes bras. Puis elle a ri. De ce rire qui résonne encore dans ma tête. Ses yeux gris se sont plissés et elle a mis un doigt sur ses lèvres avant de désigner du menton notre enfant.
– Ne fais pas de bruit, il s’est endormi il y a moins de cinq minutes.
J’ai souri, je l’ai embrassée sur le bout du nez et j’ai été voir mon fils.
Du haut de ses deux ans, il avait encore ce visage rond et lisse de bébé, ces joues pleines et roses. Il dormait, ses petits poings serrés de chaque côté de la tête, émettant de temps à autre de faibles bruits, comme le font les tout-petits.
Dieu qu’il était beau ! Devant ce tableau si paisible, mon cœur s’est gonflé de fierté. J’ai passé une main calleuse sur sa joue, doucement pour ne pas le réveiller, et j’ai murmuré :
– Tu seras un homme, mon fils.
Myriam s’est assise à côté de moi, sa tête sur mon épaule et s’est mise à pleurer. Je ne sais toujours pas si c’était aussi des larmes de fierté, comme celles qui me brûlaient les yeux au même instant, ou d’une tristesse dont je ne connaissais que trop bien la cause.
C’est là que je lui ai annoncé la nouvelle. Je me suis tourné vers elle, l’ai de nouveau prise dans mes bras. Je sentais chaque os de son corps fragile et j’ai eu peur de la briser en deux si je serrais trop fort. J’ai plongé mon visage dans ses cheveux qui sentaient bon le pain chaud et je lui ai dit :
– Ça te plairait, une croisière ?
Bien sûr, je connaissais déjà la réponse. Cela faisait des mois qu’elle m’en parlait. Depuis la mort de mon père, elle n’avait que cette idée en tête. Partir. Voir la mer et oublier le quotidien qui était le nôtre.
Pour elle, ce n’était qu’un rêve. Inaccessible. Bien trop cher. PAS pour nous.
Mais ce qu’elle ne savait pas, c’est que depuis des mois, j’économisais chaque jour un peu, rognant sur mes repas, vendant tout ce qui n’était pas utile à la maison, travaillant même la nuit pour tenter de rassembler cette foutue somme.
La semaine passée, j’avais touché le dernier sou qu’il manquait. J’avais réussi, tout était là. J’ai été acheter les billets que j’ai cachés, jusqu’à aujourd’hui, je voulais que cela reste une surprise jusqu’au bout.
Et en voyant le visage de ma femme à cet instant, j’ai été l’homme le plus heureux du monde.
Elle a souri, a regardé mon fils et m’a demandé :
– Quand ?
– Demain, à l’aube.
Si elle l’avait pu, elle aurait hurlé de joie. Alors, en silence, elle s’est mise à danser dans le salon. Son tablier a virevolté autour d’elle, ses bras graciles et légers se sont agités au-dessus de sa tête, soulevant ses longs cheveux noirs.
Elle était magnifique.
Les yeux fermés, elle a tendu les mains vers moi et nous avons alors dansé ensemble. Comme lorsque nous étions jeunes et insouciants. Le bonheur irradiait de nos deux corps se mouvant sur un air inaudible. Celui de la joie pure.
C’était si bon.
Puis nous avons bouclé nos valises et nous avons été nous coucher. Elle n’a pas plus dormi que moi, trop excitée à l’idée de prendre la mer le lendemain.
Au creux de la nuit, blottie dans mes bras, elle m’a demandé :
– Tu crois que la mer est aussi bleue qu’au bord de la plage quand nous serons au milieu du grand large ?
On aurait dit une enfant. Anxieuse, mais heureuse. Dans l’obscurité, elle ne m’a pas vu sourire. Je n’ai pas répondu, j’ai voulu lui laisser ses rêves.
Et finalement, je ne savais pas plus qu’elle de quelle couleur serait la mer lorsque nous ne verrions plus les côtes !
Elle m’a encore interrogé, sur les poissons, le cri des mouettes, les odeurs iodées que nous découvririons lors de la traversée, sur ce qu’il y aurait de l’autre côté, puis elle a fini par s’endormir quelques minutes.
Le soleil n’était pas levé lorsque nous avons quitté la maison, mon fils blotti dans une écharpe contre le sein de sa mère.
Myriam est partie devant, sans un regard pour notre foyer. J’ai tenté de faire pareil, mais un pincement au cœur m’a retenu quelques secondes face à cette maison qui avait vu naître notre enfant. J’ai passé la main sur la porte en bois que mon père avait faite spécialement pour nous. C’est d’ailleurs la seule chose avec le fauteuil de mon fils qu’il me restait de lui.
Puis j’ai rejoint Myriam et mon petit. Et laissé ma maison.
Le bateau était déjà envahi de gens comme nous, aussi excités à l’idée de partir sur les flots. Nous sommes montés à notre tour et ma femme a voulu s’installer à l’avant. Elle voulait voir la mer devant elle, cette immensité bleue, sans rien à l’horizon.
On a réussi à trouver une place entre une fillette dans les bras de sa mère et un homme au visage dur et ridé. Myriam lui a souri en s’asseyant, mais il a tourné la tête comme si elle n’était qu’un insecte insignifiant.
En temps normal, je lui aurais appris les bonnes manières et le respect. Mais la joie sur le visage de ma femme a étouffé ma colère avant même que je ne m’en rende compte.
Le rêve de ma compagne se réalisait. Rien d’autre ne comptait.
Les moteurs se sont mis en route alors que le soleil pointait à peine. Nous sommes partis. Le bateau fendait les flots. La mer était calme, quelques nuages insignifiants filaient dans le ciel encore sombre.
Je me suis endormi, bercé par les vagues.
Je ne sais pas exactement ce qui m’a réveillé. Les cris ? Le tangage ? Ou la main de ma femme sur mon épaule, me secouant doucement ?
J’ai ouvert un œil et vu le visage de Myriam. Elle regardait devant elle, cramponnée au bastingage.
Terrifiée.
J’ai tenté de me relever, mais j’ai perdu l’équilibre et suis tombé à genoux.
Quelque chose clochait : le bateau tanguait beaucoup trop, l’eau commençait à envahir le pont.
Au-dessus de nous, des nuages noirs déversaient leur colère, le vent soufflait, froid et empli d’humidité.
La tempête s’était levée alors que je dormais profondément. J’ai enfin réussi à me redresser et m’asseoir à côté de ma femme que j’ai prise dans mes bras, notre fils entre nous. Elle tremblait de peur. Les gens s’affolaient autour de nous, certains essayaient de se mettre à l’abri, mais ils étaient refoulés à l’entrée. Il y avait beaucoup trop de monde dans ce bateau.
L’homme à côté de nous avait disparu.
Mon fils pleurait. J’ai posé ma main sur sa tête et il m’a tendu les bras.
Myriam l’a laissé venir contre moi et elle s’est accrochée de plus belle au garde-corps.
Son rêve virait au cauchemar.
Tout s’est ensuite passé très vite.
Une énorme vague s’est écrasée sur le bateau, la coque a émis un bruit de tôle froissée, accompagné par les cris des passagers paniqués.
La fillette à côté de nous a été arrachée des bras de sa mère par la mer déchaînée. Le hurlement de la jeune femme a été étouffé par une seconde vague, plus grosse encore que la précédente. Quand l’eau s’est retirée, elle aussi avait disparu.
À partir de là, tout n’est que flou et bruit dans ma mémoire.
Je me souviens avoir bu la tasse, toussé, suffoqué. La main de Myriam, que je tenais fort, m’a échappé et ce ne fut plus que tumulte, peur et de l’eau partout. J’ai crié son nom avant d’être ballotté par les vagues, tenant toujours mon fils contre moi, ses petites mains s’agrippant au col de ma chemise.
À un moment, j’ai crevé la surface, aspiré une goulée d’air avant d’être de nouveau submergé par la mer et rejeté sur la plage au bout d’un temps interminable.
Je regarde maintenant la mer, aussi calme que lorsque nous sommes montés dans ce rafiot qui devait nous mener vers une vie meilleure.
Assis sur un rocher, je caresse la tête de mon fils que je n’ai jamais lâché. Ses cheveux sont encore mouillés et je tente de le réchauffer en le gardant contre moi.
Du regard, je cherche un signe de ma femme.
Peut-être est-ce elle qui flotte au loin. Il me semble reconnaître le tissu de la jolie robe qu’elle portait ce matin.
Elle s’était faite belle pour ce voyage qui devait nous sauver des bombes, celles qui avaient pulvérisé mon père quelques mois plus tôt alors qu’il rapportait du lait pour son petit-fils. Elle qui rêvait de voir grandir notre enfant loin de la poussière des habitations en ruine et des rafales de fusils automatiques.
Elle qui ne voulait que nous voir vivre, si belle dans sa robe à fleurs, flotte maintenant dans la Méditerranée.
Je ferme les yeux. Je ne veux pas penser au fait que c’est moi qui lui ai offert ce voyage. Moi qui l’ai emmené sur ce bateau. Et moi qui ai lâché sa main.
Je l’entends encore rire. Dans ma tête. Et je cherche à me concentrer sur ce son si mélodieux alors qu’un homme en blouse blanche dont je ne vois pas le visage, caché par un masque respiratoire en papier, me parle et n’arrête pas de me dire la même chose… Non, je ne veux pas l’entendre.
Ma femme rit derrière mes paupières closes.
Il me dit qu’il va prendre soin de moi, qu’il est infirmier.
Ma femme danse toujours en moi.
Il veut aussi que j’abandonne mon fils.
Mais je ne veux pas l’écouter. Il ment.
Myriam rit. Danse. Chante.
Je l’entends me dire que mon petit homme est mort.
C’est impossible. Il dort, tout simplement.
Et quand il essaie de m’enlever le petit corps inerte, je me mets à hurler.
Sans pouvoir m’arrêter.
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