Nouvelle de Sandrine Durochat, publiée en exclusivité sur le site Dora-Suarez. Mise en ligne avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Dans la vie on partage toujours les emmerdes, jamais le pognon. Michel Audiard / 100.000 dollars au soleil

Valence, 20 février 2020

S’associer sur un braquo, c’est comme vivre une histoire d’amour, la baise en moins. La relation est toujours intense et physique et en cas d’imprévu, il faut être sûr de son partenaire et se comprendre d’un regard. Sur ce coup-là, je dois avouer que l’histoire d’amour entre moi et ce petit merdeux d’Alexandre démarre mal.
Je m’appelle Hyacinthe Barrerra, Hyac’ pour les intimes. Je suis sorti des Baumettes le mois dernier après avoir mangé quinze piges pour des vamas. Quand Denis m’a proposé ce casse, j’ai immédiatement replongé. Seul hic, je devais accepter ce petit nouveau, prometteur selon lui, mais encore inexpérimenté. Résultat des courses : il m’a dessoudé le banquier après l’ouverture des coffres. Tony, Paulo, ce petit con et moi sommes maintenant coincés comme des rats avec le guichetier, deux clientes et un cadavre au tapis. J’entends déjà le bordel dehors, les condés n’ont pas mis dix plombes à rappliquer.

***

Sur le trottoir d’en face, le commandant Thomas Farge avait débarqué comme un chien fou dans un jeu de quilles et toisa le lieutenant Nathalie Seigner, première arrivée sur les lieux, avant de la presser des questions. La jeune policière répondit que le GIGN et le commissaire Plantier étaient en route mais ne put lui indiquer le nombre de braqueurs. L’officier garda le silence, le regard vissé tantôt sur la banque, tantôt sur les badauds agglutinés derrière les cordons de sécurité.
Je m’appelle Thomas Farge. Je suis commandant à la PJ de Valence depuis vingt ans. Divorcé deux fois et père de trois ados qui me méprisent et me réclament du fric, je n’attends plus qu’une chose de la vie : me tirer de ce service et de cette ville. Ce braquo est mon sésame pour prendre du galon et y parvenir.
Remonté comme un coucou, il ôta sa veste et retroussa ses bras de chemise comme s’il partait mener une campagne électorale dans le sud des États-Unis et décréta, revêche, qu’il allait voir ce que ces branleurs avaient dans le ventre. Sous le regard médusé de Seigner, il s’empara d’un mégaphone.
– Un coup de feu a été tiré, j’aimerais savoir si tout le monde va bien ? articula-t-il.
Planqués sous les fenêtres, Paulo lança un clin d’œil amusé à Hyacinthe. Le petit numéro du flic l’amusa alors qu’Hyacinthe s’inquiétait de la distance à découvert pour taper une voiture et s’arracher de ce merdier.
– Dix mètres, pas plus. Dans moins d’une demi-heure, la cavalerie déboulera et ce sera une autre histoire. Ils nous tireront comme des lapins, assura Paulo.
– On s’en branle des GIGN, on a des otages Hyac’, gueula Alexandre à l’autre bout du hall d’accueil.
A la divulgation de son prénom, Hyacinthe pivota furieux vers le grand échalas. Il le fusilla du regard, lui ordonnant de fermer son claque-merde et de ne plus jamais prononcer son blase. Alexandre grimaça et tourna les talons pour rejoindre le vieux Tony qui tenait en respect les trois otages, allongés face au sol, les bras croisés sur la tête. Corentin, le jeune guichetier pleurait et avait mouillé son pantalon. Une vieille dame âgée priait, les yeux clos. A ses côtés, Clara, vingt ans, se disait qu’elle n’avait pas choisi le bon jour pour supplier son banquier de lui accorder un prêt. Effrontée ou inconsciente, voire les deux, elle tenta de réconforter ses compagnons d’infortune, ce qui ne manqua pas de chauffer le vieux Tony.
– Ta gueule ! hurla-t-il.
Elle baissa le nez tout en continuant de marmonner. Excédé, le braqueur fondit sur elle et lui empoigna les cheveux avec hargne. Ses vertèbres craquèrent sous la pression.
– Tu comprends quand je te dis ta gueule, connasse ? aboya-t-il quand il lui enfonça le canon de son flingue sur la joue.
Clara opina difficilement, la main de fer lui paralysant la nuque. Des larmes perlèrent quand elle remarqua le sourire sardonique de l’assassin du banquier. Hyacinthe et Paulo les rejoignirent.
– Qui prend- on ? demanda Hyacinthe.
– La viocque n’arrivera pas à galoper. Le gamin est une lopette mais il fera l’affaire avec la miss, ricana le vieux Tony.
Tel un maquignon en plein démonstration, il releva la tête de Clara pour l’offrir à la vue de ses complices.
– Alors en piste, la journée va être longue ! tonna Hyacinthe.

***

La tension ne demandait qu’à exploser. Hyacinthe progressait en utilisant Clara comme bouclier. Du haut de son mètre soixante et de ses cinquante-cinq kilos, elle avançait par la seule poigne du braqueur et ressemblait à une marionnette agitée par un géant. Deux pas derrière, Paulo et Alexandre couvraient les côtés droit et gauche. Tony fermait la marche en tenant Corentin et le butin dans un sac de sport. Le commandant Farge leur barrait l’accès en pointant son arme sur le chef de gang. Hyacinthe sourit et appuya plus fermement son canon sur la tempe de l’otage pour lui signifier son avantage. Le policier hésita puis fit deux pas de côté, blême de rage. Le commando embarqua dans une 307 banalisée qui démarra en trombe. Farge et Seigner partirent à leurs trousses, sirènes hurlantes, suivis par trois autres voitures de police. Surexcité, Farge crachait dans sa radio la mise en place de barrages sur le réseau secondaire. Paulo, quant à lui, demeurait d’un calme professionnel. Sa maîtrise de la conduite creusait l’écart. Son passé de pilote de rallye automobile et son sang-froid le classaient parmi les meilleurs volants du milieu. Hyacinthe officiait comme copilote et lui donnait des indications pour s’extraire du centre-ville. A l’arrière, Corentin était coincé entre la portière et Tony alors que Clara subissait le contact visqueux d’Alexandre. Hyacinthe ordonna à ses deux vieux de se tenir prêts. Les briscards acquiescèrent d’un hochement de tête sec. Arrivés à un rond-point sur la départementale 68, Hyacinthe posa sa main sur l’épaule de Paulo pour donner le top. Le chauffeur décéléra, Tony se coucha pour ouvrir la portière et éjecta manu militari Corentin. Clara hurla et cacha ses yeux derrière ses mains alors que Paulo remettait les gaz. Derrière eux, Corentin roulait lourdement au sol, bloquant l’accès aux voitures de police. Farge enclencha une marche arrière sauvage sur le terre-plein mais les fuyards s’étaient déjà volatilisés. Le flic frappa le volant de fureur tandis que Seigner se précipitait auprès du blessé prostré au sol, la paume des mains arrachées. Son réconfort fut de brève durée, Farge lui tomba dessus pour le soumettre à la question.
– Ce garçon a besoin de soins et de réconfort, tempéra Seigner.
– Je comprends ! fulmina Farge. Allez sécuriser la circulation, je reste avec lui en attendant les secours.
Une fois sa collègue éloignée, Farge se rapprocha du gamin et planta son regard de faucon dans son vert tendre.
– Écoute- moi bien petit, je n’ai pas de temps à perdre avec tes soins, ta mère ou une putain de cellule psychologique à la con ! Je veux savoir ce que tu as pu voir ou entendre sur ces mecs, lui intima-t-il en enfonçant son genou dans sa cage thoracique.
Corentin s’affola, sa poitrine prête à exploser et crut, un instant, être toujours aux mains des braqueurs.
– Hyac’, souffla-t-il.
Le regard de Farge brilla d’un nouvel éclat carnassier. Il retira son genou et tapota avec paternalisme la joue du jeune homme alors que les pompiers déboulaient.

***

A une cinquantaine de kilomètres de là, Denis Fumadelles écumait de rage. Ce coup, planifié de longue date, devait être l’initiation de son fils. Le vieux truand cherchait un défouloir immédiat et aveugle pour passer sa colère. Il se planta face à Kaïs et lui jeta un regard assassin. Ce dernier baissa immédiatement le nez. Soutenir le regard furax du boss équivalait à signer son arrêt de mort. Tous le savaient dans le milieu grenoblois.
Je suis Denis Fumadelles, dit Fum’ car je fume définitivement mes concurrents dans le business. La vie humaine m’importe peu. J’ai dû marcher sur trop de cadavres pour réussir mais l’idée que mon seul héritier se retrouve au cœur d’une cavale me vrille les tripes. Il n’est pas prêt pour ça et je n’ai plus la main.
Fum’ avait gravi les échelons du grand banditisme, se hissant au sommet de la chaîne alimentaire criminelle en à peine quinze ans. Son empire s’alimentait des butins de nombreux vamas de la région du sud-est de la France. Il fournissait les informations, les moyens, les hommes et prélevait la part du lion quand les exécutants se partageaient les miettes. Là aussi, la lutte des classes régnait.
– Ce vieux cheval de Hyac’ ne retournera pas au mitard, il crèvera les armes à la main. Quant à Tony et Paulo, ce sont des mecs réglos mais qui sait s’ils ne me balanceront pas pour alléger leur peine. Il faut les retrouver avant les flics. Hyacinthe a encore sa mère, renseigne-toi ! Je veux retrouver mon fils et mon pognon, tempêta-t-il.
Le sbire le gratifia d’un oui patron et se précipita vers la sortie, ne s’embarrassant pas de demandes superflues sur les moyens à employer.

***

Nathalie Seigner conduisait silencieusement vers le commissariat, toujours troublée par les confidences du jeune Corentin. Elle attendait la fin de la conversation de Farge avec un collègue du STIC pour l’attaquer frontalement.
– Vous l’avez agressé ou pas ? balança-t-elle sèchement.
Farge haussa les sourcils, mi-amusé mi-exaspéré. Il lui sourit mollement et lui rétorqua que ce garçon devait être en choc post-traumatique. Puis, il écourta la discussion d’un revers de main et annonça que le STIC ressortait le nom de Hyacinthe Barrerra pour le surnom Hyac’. Sa dernière adresse connue était chez sa mère, Paulette Barrera. Farge ordonna à sa subordonnée d’arrêter de l’emmerder et de se concentrer sur l’essentiel. Les phalanges de Seigner se crispèrent sur le volant. Elle accéléra et respira profondément pour éviter de lui mettre sa main sur la gueule.
Je m’appelle Nathalie Seigner et je bosse depuis cinq mois au commissariat de Valence. Choc post-traumatique, ce type me prend pour une conne. Sa réputation de franc-tireur n’est pas usurpée. Je vais l’avoir à l’œil, il va vite comprendre à qui il a affaire avec moi.
Les policiers arrivèrent devant le pavillon délabré de Paulette Barrerra situé dans le quartier populaire de Fontbarlettes. De hautes herbes cannibalisaient le jardin. Une vieille table et des chaises rouillées se noyaient dans cette jachère domestique. Farge s’immobilisa face à la porte d’entrée fracturée. Tous deux sortirent leur arme et se positionnèrent afin de sécuriser leur intervention. Farge poussa lentement la porte et pénétra le premier. Le séjour était complètement renversé. Il fit signe à Seigner de le suivre et continua sa progression en longeant un couloir pour accéder à une chambre. Après plusieurs secondes anormalement longues, il héla Seigner. Celle-ci entra à son tour alors que Farge rengainait son arme pour appeler les TIC. La policière s’approcha lentement d’une dormeuse immobile aux vêtements ensanglantés. Deux immenses trous noirs remplaçaient ses yeux et du sang coagulé plâtrait ses narines témoignant du déchaînement de violences dont elle avait été victime. La voix musicale de Farge la fit sursauter.
– On progresse Seigner, j’ai repéré des caméras de vidéosurveillance. Avec de la veine, on a l’immat’ du tueur ! se félicita-il.
Un frisson picota la nuque de la jeune femme. Elle ne put identifier la cause de son malaise. Était-ce la froideur animale de Farge ou cette effroyable scène de crime ? Elle soupesa un moment ces deux hypothèses devant le cadavre de la malheureuse Paulette Barrerra.

***

Les fuyards avaient retiré leurs cagoules et bifurqué sur une route de campagne. Ils espéraient tomber sur un hameau ou une vieille ferme pour s’y planquer. La voiture brinqueballa une bonne vingtaine de minutes sur un chemin de terre poussiéreux et déboucha sur un poulailler désaffecté et partiellement effondré.
– C’est quoi ce bordel ? meugla Alexandre.
– Tu voulais un palace, petit branleur ? C’est parfait, au moins il n’y aura pas de visite surprise, on voit arriver les bagnoles de loin. Paulo planque la caisse ! Je vais appeler l’autre pour qu’il nous arrache de là, répondit Hyacinthe.
– Ouais c’est ça Hyac’, appelle-le, lui au moins il assure ! lui cracha Alexandre.
Hyacinthe se tourna vers le blanc-bec et lâcha ce qu’il retenait depuis deux heures, une droite magistrale qui allongea le blanc-bec. Le truand lui écrasa sa semelle de Rangers sur la gorge. L’insolent enserra maladroitement la cheville pour réduire la pression mais son visage virait déjà au rouge cramoisi. Hyacinthe envisageait sérieusement de lui broyer la trachée. Paulo et Tony les observaient avec indifférence et s’en grillaient une pour faire retomber la pression. Les deux compères riaient du comique de leur planque. Des braqueurs en cavale cachés dans un poulailler.
– Je t’avais dit de ne plus jamais prononcer mon nom, connard ! Tu as oublié qu’on a un témoin qui entend toutes tes conneries, tonna Hyacinthe, détachant chaque syllabe à « tes conneries ».
Barrerra se résigna à relâcher la pression. Alexandre roula promptement sur le côté prêt à dégainer son flingue. Paulo et Tony cessèrent de blaguer et se figèrent face à ce gamin mal élevé. En minorité, Alexandre se ravisa. Il siffla un juron entre ses dents et s’éloigna en se massant la gorge. Hyacinthe sut à cet instant que ce petit con chercherait à le refroidir tôt ou tard et repensa à ce que lui disait son père, méfie-toi des chiens enragés, il faut les abattre avant qu’ils te mordent. Repliée sur elle, Clara n’avait pas perdu une miette de la scène, comprenant qu’elle était devenue un témoin embarrassant et donc forcément en sursis.
Je m’appelle Clara Mathieu, j’ai vingt ans et je vais mourir à cause d’un putain de prêt. Je ne connais pas ces types mais j’ai vu leurs visages et ils me feront la peau dès qu’ils seront sauvés
Clara tournait en boucle cette vérité cosmique. Elle se remémora l’engueulade avec sa mère après qu’elle ait bousillé la voiture familiale et s’était rendue à la banque pour avoir un prêt. La peur lui tordait maintenant le ventre. Ne parvenant plus à contenir ses tremblements, elle vomit bruyamment puis s’agenouilla contre la 307, sa tête entre ses jambes, se répétant qu’elle n’avait pas le droit de mourir aujourd’hui.

***

Au commissariat de Valence, l’exploitation des caméras de vidéosurveillance révéla la présence d’une Audi A 3 appartenant à Artavaz Derderian à proximité du domicile de Paulette Barrerra. Elle partait précipitamment une demi-heure après l’assassinat de Madame Barrerra. Deux silhouettes se dessinaient sur les images. L’une d’elle était probablement Artavaz Derderian. Vingt-cinq ans, avec un casier judiciaire long comme le bras. Quelques coups de fil aux collègues grenoblois établirent qu’il bossait pour Denis Fumadelles, un truand grenoblois.
– Résumons la situation, reprit Farge. Un braquo est commis par quatre hommes à Valence. Un dénommé Hyac’, pour Hyacinthe Barrerra est dans le lot. La mère Barrerra est zigouillée deux heures après et un sbire de Fumadelles est repéré dans le coin. Hypothèse : Denis Fumadelles est probablement le commanditaire de notre braquo et veut les retrouver avant nous. Il faut pister ce Derderian et ce Fumadelles. Ils nous mèneront à nos braqueurs, asséna Farge.
Nathalie Seigner ne pouvait pas nier la logique de l’équation judiciaire et répliqua que cette avancée importante devait être portée à la connaissance du commissaire Plantier pour lancer de nouvelles investigations. Farge approuva hypocritement son initiative. Il attendit son départ du bureau pour rester seul, puis ferma la porte et téléphona à son pote Mercier, journaliste radio, afin de l’informer du meurtre sauvage de Paulette Barrerra et de son lien probable avec le casse sanglant de la matinée. Les braqueurs écoutaient certainement la radio pour suivre l’avancée de l’enquête et grappiller quelques vaines informations. L’annonce de la mort de la mère Barrerra promettait, à n’en pas douter, des retrouvailles explosives entre son Hyacinthe Barrerra et Fumadelles. Après cet appel, le commandant Farge se cala d’aise dans son fauteuil, les bras croisés derrière la tête et le torse bombé d’autosatisfaction.

***

Les yeux de Denis Fumadelles étaient injectés de sang et ses lèvres écumaient de rage. Kaïs et Artavaz, le petit arménien recruté dernièrement, baissaient la tête, les yeux rivés sur le bout de leurs chaussures comme deux enfants pris en faute attendant la dégelée. Fum’ avait d’ailleurs sorti sa batte de base-ball et commençait à la faire tournoyer dangereusement autour du crâne de ses hommes. L’arménien, plus petit et plus peureux, jetait de temps en temps un regard strabique à Kaïs, stoïque, malgré la menace imminente de se faire exploser la tronche.
– Mais pourquoi avez-vous dégommé cette vieille, bordel de merde ? éructa-t-il.
– Les palabres, ce n’est pas notre truc. Vous étiez pressé de retrouver le fric et votre fils, alors on a tapé pour qu’elle parle. Je ne pensais pas qu’elle crèverait aussi vite, murmura-t-il, tout penaud.
Fumadelles tapa un coup sec sur son bureau en noyer massif pour extérioriser sa colère. La sonnerie de son portable offrit un bref répit au duo. Denis raccrocha, posa l’appareil sur son bureau et le réduisit en miettes à coups de batte, sous les yeux tétanisés de ses deux hommes imaginant leur crâne à la place de l’appareil. Il se tourna vers eux et leur aboya de sortir le Cayenne et de « s’équiper » pour aller faire un tour en campagne drômoise. Kaïs et son acolyte se hâtèrent aux préparatifs, trop heureux du changement de tournure de la situation.

***

Une envie pressante tiraillait le ventre de Clara qui n’en pouvait plus de se retenir sous la surveillance d’Alexandre. Elle étira la tête vers Hyacinthe et lui demanda l’autorisation d’aller faire pipi.
– C’est à moi que tu t’adresses ! lui cracha Alexandre.
Clara le regarda avec effroi et n’osa plus parler. Hyacinthe fit signe à Paulo de l’accompagner derrière le hangar à l’abri des regards.
– Je peux y aller, objecta Alexandre. En plus, je suis sûr qu’on peut bien s’entendre elle et moi, ricana- t-il.
Tandis que Paulo et Clara s’éloignaient, Hyacinthe se rapprocha d’Alexandre jusqu’à ce qu’il puisse sentir son souffle caresser son visage et vissa son regard noir dans ses prunelles. Alexandre recula d’un pas, feignant la soumission. Face au mètre quatre-vingt-sept et aux quatre-vingt-dix kilos de Hyacinthe, il ne faisait pas le poids et la morsure brûlante de sa gorge le convainquit d’attendre son heure. En vrai faux jeton, il leva les bras en signe d’apaisement et Hyacinthe retourna, agacé et épuisé, suivre les dernières informations à la radio. Il monta le son, absorbé puis pétrifié par ce qu’il entendait. Un long frisson glacé parcourut son échine dorsale et lui court-circuita le cerveau. Il s’accrocha à la portière pour ne pas tomber et pu s’assoir difficilement sur le siège conducteur, comme avalé par un long vertige.

***

Clara jetait des coups d’œil dans tous les sens et ne voyait pas comment s’enfuir avec un tel cerbère. A la course, elle aurait aplati ce quinquagénaire bedonnant sans aucune difficulté. Ses entraînements d’athlétisme lui auraient au moins servi à cela mais le fusil à canon scié brisait son élan. Depuis cet après-midi, elle savait que ce n’était pas un gadget. Le moment était propice à sa fuite mais elle demeurait paralysée. Une fois revenue dans le groupe, toute échappatoire serait impossible. Sa fébrilité n’échappa pas à Paulo qui la cueillit à froid.
– Tu veux te faire la belle, petite ? lui jeta-t-il, goguenard.
Il s’esclaffa de sa mine déconfite et lui assura qu’il n’hésiterait pas à la plomber en cas de fuite, aussi mignonne fut-elle. Clara se décomposa et perdit son peu de courage. Paulo la poussa en direction du poulailler et elle n’opposa aucune résistance, s’avouant vaincue sur cette manche. Au retour, Paulo vit Tony faire de grands gestes sur le toit du bâtiment avicole. Il porta son regard sur la route et distingua un épais nuage de poussière s’élever autour de deux véhicules noirs fonçant vers eux. Paulo et Clara galopèrent en direction de leur groupe déjà positionné et armé pour contrer une éventuelle attaque de ces arrivants non identifiés. Le Cayenne et l’Audi A3 coupèrent les moteurs à une dizaine de mètres d’eux. Fumadelles et Kaïs sortirent du Cayenne, déterminés et armés. Artavaz les rejoignit en trottinant après avoir bruyamment claqué la portière de l’Audi pour ménager sa première entrée d’apprenti truand et jouer sa grande scène du deux.

***

De sa butte située en amont du poulailler, Farge trépignait d’excitation en observant à travers ses jumelles. Il s’était facilement débarrassé du lieutenant Seigner alléguant d’une paperasserie à faire et avait ensuite foncé à l’entrepôt grenoblois de Fumadelles pour filocher tout ce petit monde. La petite Seigner l’aurait inutilement ralenti avec son respect du formalisme. Ce braquo était pour lui seul. Il comptait bien rafler les lauriers de cette opération et s’offrir une prime de résultat en récupérant le pognon. Après vingt de bons et loyaux services, il le méritait. Sa patience était mise à mal mais il se rasséréna pour surveiller la suite des évènements. Une seule question le taraudait. Barrerra savait-il pour sa mère ?

***

Planté face à un Hyacinthe impavide, Fumadelles affichait un visage dur. Peu d’individus pouvaient s’offrir le luxe d’un tel duel. Paulo et Tony reculèrent instinctivement, pas franchement rassurés sur les intentions du grenoblois. Malgré sa petite taille et sa calvitie, Fum’ semblait toujours aussi imprévisible. Hyacinthe et lui avaient le même âge mais pas le même parcours délinquant. La chance ou le talent avaient voulu que Fumadelles glisse entre les mailles de la police et réussisse pendant que Barrerra se faisait serrer et pourrissait en taule. Denis exigea son fric. Un silence pesant s’installa et plusieurs secondes s’égrenèrent sans que personne n’ose répondre. La jeune Clara se demanda si ces trois hommes armés constituaient le fameux plan B providentiel. Les silences et les regards tantôt haineux tantôt soumis de ces deux meutes lui faisaient craindre le pire. Seul Alexandre semblait soulagé de les voir et Clara nota qu’il se plaça d’emblée à la droite du petit bonhomme chauve et autoritaire.
– Je me répète pour la seconde et dernière fois. Où est mon fric ? explosa Fum’.
Silence.
– Je t’avais dit papa qu’il ne fallait pas miser sur cette vieille carne de Barrerra, il a tout fait foirer, rajouta Alexandre avec hargne.
Hyacinthe haussa un sourcil et un rictus sadique se dessina lentement à la commissure de ses lèvres. Il comprenait mieux pourquoi ce petit con avait été imposé dans l’équipe.
– Ton pognon est dans le coffre, ton fils peut venir le chercher, le sac est très lourd, tempéra Hyacinthe.
Denis sourit et fit un signe du menton à son fils qui rejoignit Hyacinthe pour récupérer le sac. Affairé, le gamin ne remarqua pas Barrerra sortir son arme et il se retrouva face au canon en relevant la tête. Denis Fumadelles n’eut pas le temps de protester ou de le supplier. Le coup de feu détona et la balle arracha la mâchoire de l’éphémère braqueur.
– Je t’avais dit que je te buterais si tu prononçais encore une fois mon nom, dit-il au cadavre.
Puis il se tourna vers Fumadelles en précisant qu’il s’agissait d’un acompte pour sa mère. Le grenoblois poussa un long cri de bête blessée et ses deux hommes se mirent à défourailler en direction des braqueurs. Tony fut immédiatement touché à la gorge et s’effondra. Paulo et Hyacinthe s’abritèrent derrière la voiture. Clara, oubliée de tous, cavala jusqu’à l’arrière du poulailler. Les balles pleuvaient comme à Gravelotte et Hyacinthe et Paulo ne purent répliquer face au déluge de feu. En retrait du champ de bataille, Farge assistait en direct au nettoyage des braqueurs. Une belle aubaine pour lui, il n’avait plus qu’à patienter et coffrer les éventuels survivants. Tant pis pour l’otage. Il s’alluma une cigarette pour savourer ce moment et compta les points à bonne distance.
– Quel enfoiré !
Farge la prenait décidément pour une conne. Nathalie Seigner avait feint d’avaler son excuse bidon et l’avait suivi depuis son départ du commissariat. Elle dissimula sa caisse et remonta le chemin de terre, arme à la main. La policière le repéra rapidement, planqué derrière un talus, scrutant en direction d’un poulailler. Elle ne parvenait pas à discerner les individus mais capta une silhouette se précipitant derrière le bâtiment. Clara. Seigner prit à revers afin d’accéder à couvert et progresser sans que les braqueurs et Farge ne s’en aperçoivent. Elle se dirigea immédiatement vers cette masse grelottante, repliée sur elle-même. Clara tenait sa tête cachée et sursautait à chaque coup de feu. Quand elle reconnut la policière, elle s’agrippa à elle comme un marin à un mât d’un bateau pris en pleine tempête. Seigner lui caressa la joue et lui promit qu’elle s’en sortirait vivante. La policière palpa sa poche à la recherche de son portable et tenta d’appeler des renforts. Pas de réseau. Les coups de feu cessèrent. Seigner fit signe à Clara de se taire. Elle attendit quelques secondes et osa un œil furtif pour évaluer la situation. Farge pavanait au milieu des corps gisant au sol. Le policier ramassa l’arme du petit arménien mort, les yeux grands ouverts sur le ciel et cet avenir qu’il n’aurait jamais. Fumadelles agonisait à quelques centimètres, le visage trempé de larmes de douleurs et de chagrin. Il avait reçu trois balles dont deux dans la poitrine. Farge s’approcha et lui donna un coup de pied dans le ventre pour tester sa réactivité. Le gros bonhomme ne bougea pas et attendait la délivrance de la mort. Le lieutenant Seigner serra son arme tout en observant le manège de son collègue qui se dirigeait maintenant vers Hyacinthe. Le braqueur, incapable du moindre geste, perdait beaucoup de sang à la cuisse et à l’épaule. A ses côtés, son complice Paulo était mort, découpé par une rafale de kalache dans le ventre. Le commandant Farge repoussa du pied l’arme de Barrerra et lui releva sa tête pendante.
– La partie est finie, j’ai gagné ! trancha Farge.
Hyacinthe lui cracha au visage. Farge s’essuya en ricanant. Il prit l’arme du braqueur et revint vers le vieux Fumadelles pour l’exécuter d’une balle dans le cœur. Le lieutenant Seigner lâcha son portable et ordonna à Clara de ne pas bouger. Farge retourna ensuite vers Hyacinthe pour jeter l’arme à quelques mètres de lui. Il sortit ensuite son arme de service pour la pointer sur le braqueur.
– Lâchez votre arme ! Thomas Farge, je vous arrête pour le meurtre de Denis Fumadelles, brailla le lieutenant Seigner en le tenant en joue.
Farge pivota à toute allure, misant sur l’effet de surprise et la toucha à la cuisse. Seigner s’écroula en poussant un cri aigu alors qu’il se dirigeait vers elle pour l’achever. Sans ciller, il visa sa collègue qui ferma les yeux de terreur. Un coup de feu retentit. Puis un second. Nathalie Seigner rouvrit les paupières et vit la chemise du commandant Farge s’empourprer avant qu’il ne tombe à terre. Dans son dos, se tenait Clara, tremblante et pâle comme un linge. Elle lâcha l’arme et s’écroula en larmes à côté de Hyacinthe Barrerra qui lui souffla qu’elle avait bien agi.

***

– Quel bazar ! Comment vais-je expliquer tout ça à la hiérarchie ? s’inquiéta le commissaire Plantier, alors que Nathalie Seigner se faisait recoudre la cuisse dans l’ambulance.
Nathalie Seigner se contenta de lui répondre sèchement que son rapport serait déposé la semaine prochaine. Elle clôtura sèchement l’entretien, indiquant que le médecin lui imposait un arrêt de travail de huit jours.
– Bien sûr, bien sûr ! expédia le commissaire visiblement plus tourmenté par les explications laborieuses à fournir à l’IGPN que par l’état de sa subordonnée.
Une semaine plus tard, le lieutenant Nathalie Seigner réintégra le service et fut informée du meurtre de Barrerra, étouffé dans sa chambre d’hôpital. La surveillance policière ne l’avait pas sauvé des représailles du clan Fumadelles et il n’avait rien lâché sur le butin manquant. Trente mille euros s’étaient évaporés sur les cent mille. L’idée que les braqueurs aient pu en dissimuler une partie dans leur fuite afin de ne pas tout perdre en cas d’arrestation avait fait son chemin dans l’esprit de tous et arrangeait la hiérarchie. Telle fut en tout cas la conclusion officielle de l’enquête des bœufs-carottes. Vers dix-sept heures, le lieutenant Seigner termina laborieusement la rédaction de son procès-verbal et le déposa en catimini sur le bureau de Plantier, accompagné de sa demande de mutation. Puis elle referma la porte, traversa le couloir pour récupérer ses affaires et quitta le commissariat sans prendre la peine de saluer les quelques collègues qui s’ateint soucié d’elle après sa blessure. Elle voulait tourner la page et tout oublier. Cette journée, Farge, sa blessure. Il ne lui restait qu’une chose à réaliser pour fermer cet épisode. Elle se rendit au domicile de la jeune Clara. Elle voulait remercier celle qui lui avait sauvé la vie ce 20 février 2020. Personne ne répondit. Nathalie Seigner redescendit les sept étages de l’HLM lugubre, un peu dépitée. Au moment de monter dans son véhicule, elle l’aperçut, accompagnée d’une vielle femme, au volant d’une mini Cabriolet rutilante. A sa vue, Clara rougit et baissa les yeux, comme prise en flag’. La femme à ses côtés proposa de monter dans leur appartement pour prendre un thé. Clara demeurait confuse et silencieuse. Nathalie Seigner regarda le véhicule flambant neuf puis le visage rougissant de son héroïne et déclina poliment l’invitation prétextant un rendez-vous médical. La mère de Clara s’en désola et se renseigna sur la durée de la procédure. Elle et sa fille souhaitaient déménager. Nathalie Seigner leur assura que l’enquête se clôturerait rapidement, tous les coupables étant décédés. Elle embrassa tendrement la surprenante Clara et lui souhaita bonne chance pour sa nouvelle vie. La jeune fille releva timidement la tête et la remercia d’un regard entendu.