Nouvelle de Ludovic Bouquin, tirée du volume 6 de la collection Dora-Suarez-présente…, Enfantillages, ISBN 978-2-913897-77-9, éditions AO – André Odemard 2018. Mise en ligne avec l’aimable autorisation de l’auteur et des éditions AO.

salies-de-béarn, mai 2017

Un magnifique week-end de printemps s’offrait à lui. Il traversait le pont de Lalune lorsque les trois platanes de la place de la Trompe lui apparurent. Laurent n’avait pas mis les pieds dans ce village depuis trente ans. Le soleil éclairait l’eau saumâtre du Saleys qui s’écoulait sous ses pieds avant de poursuivre sa course au milieu des maisons bâties aux abords. Le point de vue était splendide. Il n’aurait pas cru que ce soit si difficile d’affronter son passé. Il avait rendez-vous l’après-midi pour faire visiter la maison familiale située à quelques kilomètres sur les hauteurs de la ville. Elle était en vente depuis cinq ans et il devait s’en occuper, tirer un trait sur cet endroit. Il s’était donc organisé ce week-end, tout seul. Il avait laissé femme et enfants à la maison, et il se tenait sur le vieux pont en pierre, prêt à affronter sa mémoire. Les trois arbres séculaires déclenchèrent les premières images…

Une fois debout, la grande selle en cuir vieilli leur arrivait presque au milieu du torse. On distinguait encore la marque, Peugeot, imprimée en relief derrière la selle. Les tubes d’acier étaient piqués et la chaîne semblait prête à se rompre au premier coup de pédale. L’engin se distinguait par la vieille remorque fabriquée à partir d’une grande caisse en bois, solidement amarrée à la suite du vélo. Frédéric expliquait que ce vélo avait appartenu à son grand-père, qu’il avait réussi à le récupérer in extremis avant que ses parents ne le jettent à la déchetterie. Laurent se demandait pourquoi son meilleur ami s’était mis en tête de restaurer cette machine d’un autre temps. Ils risquaient la chute à tout moment lorsqu’ils tentaient d’enfourcher l’antique bicyclette. Elle était beaucoup trop grande, de plus, ils avaient des vélos flambants neufs parqués juste à côté. Mais elle avait une remorque et c’était ce qui comptait. Ils avaient à peine 14 ans.

Il continua à avancer place de la Trompe. Il sonna et entra, suivant à la lettre ce qui était inscrit au-dessus de la sonnette. Le cabinet dentaire de son ami d’enfance n’avait pas changé, à l’époque il s’agissait de celui de son père, dont il avait pris la succession. La salle d’attente se situait toujours à droite, face à la porte en verre opaque du cabinet. Laurent s’installa de manière à être devant l’entrée, prêt à observer la réaction de Frédéric, si toutefois il allait le reconnaître. Il n’y avait qu’une seule personne dans la salle d’attente, aussi s’interrogeait-il sur l’attitude qu’aurait Frédéric en venant chercher son prochain patient : serait-il surpris, content de le revoir ? Aurait-il dû le prévenir ? Ou ne pas venir ?

Laurent était submergé par de nombreuses émotions contradictoires. Dire qu’ils avaient usé les bancs de l’école ensemble était un doux euphémisme, dans leur cas il semblait plus adapté de dire qu’ils avaient usé les tapis d’éveil de la crèche ensemble. Ils avaient fait connaissance à moins de un an. Il avait d’ailleurs oublié ce temps-là, ses premiers souvenirs avec Frédéric remontaient à l’école primaire. À cette époque insouciante où ils s’étaient passionnés pour les maquettes. Où ils passaient des heures à coller, monter et peindre différents modèles de voitures, bateaux et autres. Cette période avait d’ailleurs influencé son avenir puisqu’il était devenu dessinateur en 3D, travaillant dans une espèce de bureau d’étude high-tech qui fabriquait des prototypes de pièces pour l’industrie automobile ou l’aérospatiale. Après ses études, Frédéric avait décidé de reprendre le cabinet dentaire familial. La porte de son bureau s’ouvrit mettant fin à ses réflexions. Il esquissa un sourire en voyant Frédéric vêtu de sa blouse blanche. Il n’avait pas changé.

Son visage s’illumina lorsqu’il le reconnut. Il s’exclama alors :

– Oh putain ! Laurent, qu’est-ce que tu fous là ? Il criait presque en se dirigeant vers moi pour m’embrasser.

– Je suis venu passer le week-end, la maison est normalement vendue…

J’étais heureux de le retrouver, mon ami d’enfance, celui avec qui j’avais fait les quatre cents coups…

– Monte, tu connais la maison, je n’en ai pas pour longtemps et je te rejoins, tu fais comme chez toi, d’accord ? On va déjeuner ensemble ! Sans déconner, Laurent ! C’est pas vrai ! Je pensais ne plus jamais te revoir ! Monte, je te rejoins dans dix minutes.

Il traversa le cabinet et la buanderie attenante pour se retrouver dans le couloir de l’entrée. Frédéric n’avait rien modifié, à part la couleur des murs. Laurent emprunta l’escalier sur sa droite. Il l’avait gravi tant de fois qu’il aurait pu grimper les yeux fermés. Une fois rendu sur le palier de l’étage, il constata que son ami avait investi l’ancienne chambre de ses parents pour en faire la sienne. C’était la plus grande. L’odeur de la maison n’avait pas changé, c’était toujours celle qu’il avait connue. Il jeta un coup d’œil dans le salon. Un grand canapé en cuir blanc faisait face à un écran plat, une table en bois rectangulaire occupait le reste de la pièce. Frédéric avait quand même réaménagé le salon. Ça donnait un côté plus moderne à la pièce, rehaussée par des tableaux contemporains aux couleurs vives. Il hésitait à entrer pour s’installer confortablement ou prendre le couloir à sa gauche, car il se souvenait de l’escalier au fond qui menait au grenier de la maison. Ce grenier son atelier, comme l’appelait Frédéric – il lui évoquait tant de souvenirs. Il emprunta le couloir, non sans ressentir une certaine anxiété, car c’était là que leur premier désaccord avait commencé. Laurent gravit les marches en bois, pour tomber nez à nez avec une porte métallique soigneusement cadenassée. Cette porte n’existait pas à l’époque. Il ne savait pas s’il devait éprouver de la crainte, à moins que Frédéric n’ait voulu tirer un trait sur ce qui avait pu se passer dans cet endroit. Il resta là à contempler la porte, elle avait l’air massive. Il retourna s’installer dans le canapé, envahi par ses souvenirs.

Tout avait commencé lorsque les parents de Frédéric l’avaient emmené avec eux à New York un été, et leur visite au MET, le Metropolitan Museum of Art. La visite du musée, ou plutôt un morceau de rouleau d’une quarantaine de centimètres par vingt, avait changé sa vie, à tout jamais. Frédéric était tombé en admiration devant Le pêcheur de Wu Zhen, une peinture réalisée à l’encre noire aux alentours des années 1350. Elle représentait un pêcheur ramant dans une barque traditionnelle chinoise à proximité de ce qui semblait être une falaise et un arbre ; une calligraphie occupait le côté droit du tableau. Ce fut suite au choc ressenti face à cette œuvre que ses rêves – ou plus exactement son obsession – vinrent emplir ses nuits. Il se souvenait très bien des termes que Frédéric avait employés, il avait été subjugué par l’effervescence des nuits new-yorkaises, par cette respiration continue agitée de spasmes de ce capharnaüm bruyant et désordonné, par cette débauche de façades illuminées. Après trois visites au musée d’art moderne, ébahi devant le rouleau de Wu Zhen, une idée fixe s’était imposée à lui. Il n’était plus capable de penser à autre chose. Lui aussi allait réaliser un chef d’œuvre : une maquette, à l’échelle 1/400000e, d’une cité lacustre chinoise, en pièces rouges et blanches, des pagodes, des maisons sur pilotis, quelques barques. Il voyait déjà le résultat, tout du moins une représentation du rendu final. Mais l’intérêt principal de sa création, ce qui la rendrait unique et inimitable, c’était qu’il la réaliserait à partir de sculptures de dents alors que pour le rouge de la rivière qui serpenterait dans le village, il n’était pas encore fixé. Frédéric mit son plan à exécution dès la rentrée scolaire suivante. Il avait réquisitionné le grenier de ses parents, celui qui était fermé d’une épaisse porte métallique. Son père y stockait un ancien fauteuil de dentiste. Il avait fabriqué une table de travail sur l’assise et laissé les instruments de dentiste accessibles. Son atelier était né. Laurent se rappelait encore le jour où Frédéric lui avait fait visiter son antre pour la première fois : la fierté rayonnait sur son visage. Au début, il avait pris ça pour une lubie passagère qui ne tarderait pas à s’estomper. Frédéric lui avait alors expliqué qu’il volait à son père les dents des patients qu’il était amené à arracher, pour ensuite s’installer près du vieux fauteuil et sculpter ces dents à l’aide des outils à sa disposition. Chaque semaine il lui exhibait, empli d’une exaltation qu’il lui connaissait bien, ses nouvelles créations. Il avait sculpté un petit fantôme et l’avait offert à Laurent, une réplique parfaite de Casper. Il était conquis par le talent de son ami. Laurent s’était toutefois refusé à essayer malgré les nombreuses sollicitations de son ami. Il ne trouvait pas ça bien, ni intéressant, voire écœurant, de sculpter des dents. Il devait pourtant bien reconnaître que son ami avait une habileté certaine, pour l’amateur de maquettes qu’il était. Sa création prenait forme, il faisait des dessins, passait son temps à tailler des molaires et le résultat était impressionnant. Tout du moins c’était comme ça qu’il le ressentait du haut de ses 14 ans. Ce fut au début de l’année suivante que les choses se gâtèrent. Ses parents avaient une vieille grange à la périphérie de la ville et Frédéric lui avait demandé de l’accompagner pour déplacer un truc qu’il n’arrivait pas à pousser tout seul. Les deux enfants avaient donc enfourché leurs vélos et affronté le froid de ce mois de janvier pour se rendre à la grange. Ils n’y allaient que très rarement et il se demandait ce qu’il pouvait bien y faire. Le sol de la grange était en terre battue, il n’y avait pas de lumière. Il désigna une masse sombre placée dans un coin, prête à être transportée. Ce ne fut qu’en approchant que Laurent découvrit qu’il s’agissait d’une vieille gazinière à bois, rongée par le temps. Frédéric lui expliqua qu’il souhaitait la déplacer de l’autre côté, à la place de ce qui avait dû être une cheminée, et voir si elle fonctionnait. Il essaya de l’interroger sur la finalité de l’installation, mais Frédéric resta vague et il se souvenait ne pas avoir insisté. Pour leurs tailles et poids respectifs, la cuisinière pesait un âne mort. Ce fut au terme d’un effort intense, mètre après mètre, qu’ils installèrent la gazinière à sa place définitive. Il revoyait Frédéric, visiblement satisfait, se précipiter à l’arrière de la grange pour en revenir les bras chargés de bois. Il se mit à allumer un feu dans le logement prévu à cet effet. Il y posa alors un énorme faitout rempli d’eau, et entreprit de le faire bouillir. Une fois l’eau portée à ébullition il parut satisfait et il annonça qu’on en avait fini. Laurent ne cessait de s’interroger sur la fonction d’une telle installation. Le lendemain, Frédéric était parti de l’école en coup de vent, sans dire un mot. Il avait l’air préoccupé. Sa mère avait indiqué à Laurent qu’il était parti jouer à la grange lorsqu’il se rendait chez lui pour savoir « ce qu’il trafiquait ».

Il distinguait la grange quand il fut d’abord violemment saisi par une odeur âcre, qu’il n’arrivait pas à identifier. Le vélo de Frédéric, celui de son grand-père avec la remorque, était appuyé contre l’une des portes de la grange. Il posa le sien contre l’autre. Il était stupéfait que Frédéric ait réussi à aller jusqu’à la grange avec cette étrange monture.

Laurent se remémorait la scène dans ses moindres détails. C’était incroyable ! Il avait mis des années à digérer cet épisode de sa vie de préadolescent, ne s’en était ouvert qu’à sa femme. Pourtant, plus que jamais, il était ravi de retrouver son ami d’enfance.

Il se revoyait entrebâiller délicatement la porte, le bois qui craquait. Il s’avançait doucement pour découvrir son meilleur ami affairé devant la gazinière qu’ils avaient déplacée ensemble. Une épaisse fumée blanche avait envahi l’intérieur de la grange et l’odeur était presque insupportable. Frédéric remuait quelque chose de manière frénétique dans le gros faitout. Il sursauta presque lorsque Laurent l’interrogea et qu’il s’aperçut de sa présence :

– Qu’est-ce que tu fiches ? On devait finir nos maquettes de la Guerre des étoiles cet après-midi.

– Je dois finir ça. Tu comprends, il m’en faut plus. Je n’y arriverai jamais avec des dents. Il n’y en a pas assez ! C’est trop petit !

Devant mon incompréhension, il m’expliqua qu’il avait entrepris de faire bouillir un cadavre de renard qu’il avait récupéré dans les bois. Il faisait chauffer des tronçons de la bête pour obtenir des os propres et avoir plus de matière pour ses sculptures. Son père était chasseur, il l’avait entendu discuter avec un de ses amis, et il avait appris que les chasseurs avaient tué deux renards le week-end précédent, les corps de ces « nuisibles » étant abandonnés sur place en pâture à leurs congénères. Il s’était donc débrouillé pour aller en récupérer un, n’ayant pas retrouvé le second animal. Il exhiba ensuite la tête sortie de la marmite, le squelette du crâne commençait à apparaître sous les lambeaux de chair effilochés. Décidément, Laurent ne se faisait pas à cette idée, il trouvait ça répugnant. La vision d’horreur, entourée d’un halo de fumée blanche, qu’il lui agitait sous le nez dégageait une odeur pestilentielle. Quelques os séchaient déjà sur un établi de fortune improvisé à l’aide de morceaux de bois. Cette nouvelle passion ne l’inspirait guère, et il préféra refuser de l’accompagner dans la quête du second animal. Ils eurent une vive altercation. Frédéric l’accusait de ne pas comprendre, rappelait qu’il était son ami, répétait qu’il avait besoin de plus « de matière ».

Laurent était toujours assis sur son canapé, à attendre que Frédéric en ait fini avec son dernier patient. Il se réjouissait de déjeuner avec lui. Pourtant, les images et l’inquiétude le submergeaient, et il était incapable de penser à autre chose. Qu’est-ce qu’il pouvait bien cacher derrière cette porte métallique au grenier ? C’était peut-être une mauvaise idée d’avoir repris contact. Il ne pouvait s’empêcher de penser comment les choses avaient dégénéré par la suite. Il s’en rappelait très bien.

C’était un samedi matin, le père de Laurent était rentré en fin de matinée avec la maquette de l’étoile noire à construire, toutes les teintes de gris qui allaient avec, des heures d’occupation en perspective. Il devait comprendre plus tard la raison sous-jacente à ce super cadeau tombé du ciel. L’explication arriva à la fin du repas. Ses parents avaient quelque chose à lui dire d’important.

Ce fut sa mère qui rompit le silence :

– Laurent, il va falloir que tu prennes tes distances avec Frédéric pendant un certain temps…

Il la regardait, interloqué. Son père renchérit :

– Tu ne dois plus le voir, et nous allons même t’interdire de traîner avec lui.

– Mais comment ! Pourquoi ? Il les dévisageait, l’air hébété. C’est mon meilleur ami ! Qu’est-ce qui se passe ? Il criait presque.

– On va t’expliquer, calme-toi, s’il te plaît, Laurent.

Il écouta bouche bée ses parents lui évoquer les incidents qui venaient d’avoir lieu. Les parents de Frédéric avaient téléphoné hier au soir. Ils s’étaient rendu compte de la disparition des dents, qui étaient censées être détruites. Dans le même temps, le père de Frédéric s’était rendu à la grange où il était tombé sur des squelettes de têtes d’animaux morts. Et, plus inquiétant encore, il avait trouvé des colliers ayant vraisemblablement appartenu à des chiens. Des recherches étaient en cours pour essayer de retrouver les propriétaires de ces pauvres bêtes. Dans la mesure où la famille était au ski ces quinze derniers jours, leur fils ne pouvait pas être impliqué dans ces affaires, telle était la version des parents de Frédéric.

– Tu es au courant de quelque chose ? On doit le savoir, c’est important, tu sais.

– Non… Enfin, presque rien. Je sais seulement qu’il a commencé à ébouillanter des renards morts dans la grange, pour en récupérer les os. C’est sa nouvelle passion, il sculpte des ossements. Je sais aussi qu’il a commencé par s’entraîner sur les dents que son père arrachait au cabinet, d’ailleurs il est doué, ce qu’il fait c’est très bien. J’ai un exemple dans ma chambre si vous voulez voir.

Sa mère leva les yeux au ciel.

– Et les colliers de chiens, tu es au courant ? Si ces bêtes portaient un collier, c’est qu’elles étaient bien en vie, juste avant d’être « cuisinées ». C’est grave, il faut que tu nous le dises. Sa mère avait l’air furieuse.

– Non, non, je ne suis au courant de rien. Je l’ai laissé avec son renard, il voulait partir à la recherche du deuxième animal tué, j’ai refusé de l’accompagner, ensuite nous sommes partis à la montagne. Je ne l’ai pas revu depuis, c’est la vérité.

– D’accord, nous te croyons.

Les deux parents acquiescèrent simultanément. Son père se leva et conclut la conversation :

– Jusqu’à nouvel ordre, tu ne vois plus Frédéric. Je vais rappeler ses parents, nous reparlerons de tout ça plus tard. En attendant, interdiction de le voir, compris ?

Il essaya de tendre l’oreille pour écouter la conversation téléphonique que son père avait alors engagée. Mais il ne put saisir que quelques bribes. Après quelques minutes, son père soupira, s’assit, le regard sombre.

– Ils ont retrouvé le propriétaire des chiens qui avaient disparu il y a trois jours. Ils n’en savent pas plus pour le moment. Mais bon sang, qu’est-ce qui a bien pu lui passer par la tête pour tuer et dépecer ces pauvres animaux ? Des bergers allemands selon monsieur Merle, tu parles d’une histoire.

Laurent passa le reste de l’après-midi dans sa chambre, sans même ouvrir le superbe cadeau reçu le matin même. Les parents de Frédéric avaient décidé de le changer d’école et ceux de Laurent optèrent pour un pensionnat en région bordelaise à la rentrée suivante. Il avait vécu cette situation comme une véritable injustice.

L’arrivée de Frédéric dans son salon mit un terme à ses rêveries, à ces souvenirs qui l’assaillaient sans relâche depuis qu’il avait remis les pieds dans cette maison. Il avait l’air détendu et s’était débarrassé de sa blouse blanche.

– Alors, Laurent, qu’est-ce que tu deviens ? Ça fait un bail que l’on ne t’a pas vu dans le coin, une bonne trentaine d’années si ma mémoire est bonne.

– Tu sais, le temps passe vite, le boulot, la vie de famille.

Il s’étirait, tentant de dissiper une sorte de confusion mentale qui s’était emparée de lui.

– Et toi ça va bien ? Toujours célibataire ?

– Comme tu vois, libre comme l’air. Ici, rien n’a vraiment changé, j’ai des patients, je ne me plains pas.

– Je suis désolé, je n’ai pas pu m’empêcher d’aller jeter un coup d’œil à ton atelier. J’ai trouvé une grosse porte métallique à l’entrée. Tu l’as fait changer ?

– Oui, elle ferme mieux, on ira voir ensemble tout à l’heure, pour l’instant on a quelques années à rattraper…

Laurent ne pouvait s’empêcher de trouver son ami évasif. Il ressentait ce même sentiment qu’à l’époque où ils avaient déplacé la gazinière ensemble. Il décida d’aborder la question franchement :

– Tu as continué, c’est ça ? Tu t’adonnes toujours à la sculpture sur des os ?

– Je pourrais même dire que j’ai progressé. Ça commence à vraiment ressembler à quelque chose. Tu vas être bluffé ! me répondit-il, exalté.

Cette dernière affirmation ne rassurait guère Laurent, il se demanda même s’il était judicieux de franchir cette porte en métal, voire d’être venu jusqu’ici.

– Allez, suis-moi, je vais te montrer ! Tu seras le premier à qui je peux la dévoiler, dit-il en esquissant un sourire.

Laurent se leva et suivit Frédéric jusqu’à la porte métallique. Ce dernier sortit une clé de sa poche et actionna la serrure. Il appuya sur un interrupteur à l’entrée. Tout avait été refait à neuf, isolé et peint en blanc immaculé. On était loin de l’atelier fait de bric et de broc de ses débuts. Une étrange odeur de produits chimiques planait dans l’air, comme dans un hôpital. L’ancien siège de son père avait laissé place à une paillasse en inox. Des outils étaient disposés au-dessus, parfaitement en ordre. Une grosse cuve en inox occupait un coin de la pièce, des tuyaux dépassaient du couvercle hermétique posé dessus, et enfin, il la vit. Elle reposait sur un socle en pierre à une quarantaine de centimètres du sol, une plaque de verre servant de séparation entre la sculpture et la pierre. Un village lacustre chinois, entièrement blanc, au sein duquel serpentait une rivière rouge sombre. Un éclairage positionné sur le côté venait renforcer cette impression de lumière émise par tout ce blanc. C’était magnifique, une vraie beauté ! Des pagodes sur pilotis côtoyaient des barques fines et allongées, des arbres touffus agrémentaient les bords du ruisseau. Laurent tomba immédiatement sous le charme. Il passa de longues minutes à contempler ce qu’il avait sous les yeux, puis vinrent les questions pratiques. La plaque de verre mesurait à vue de nez deux mètres carrés, entièrement recouverte. De quelle matière s’était-il servi ? Ça ne pouvait pas être des ossements, il y en avait trop. Quel était cet épais liquide rouge qui s’insinuait dans sa maquette ?

– Impressionnant, tu avais raison, je suis épaté ! Quoique…

– Qu’est-ce qui ne te plaît pas ?

Frédéric paraissait déçu.

– Le résultat final est somptueux, une véritable œuvre d’art… Tout ce travail, il a dû te falloir une quantité d’os invraisemblable, je ne te cache pas que ça me pose questions.

Laurent planta son regard dans le sien.

Laurent se rappelait que c’était lorsque son ami s’était mis à tuer des chiens que ses parents avaient décidé de l’éloigner de cet endroit, de Frédéric, en fait. Un moment douloureux à l’époque et aujourd’hui il avait peur…

– Il y a plein de sources différentes, pour les os. Néanmoins, tu es le seul à savoir… Depuis que j’ai commencé, tu es au courant de ce que je projetais de réaliser.

Le regard exalté de Frédéric devenait fiévreux.

– Tu es en train de me dire que tu as fait tout ça avec des os et du sang humains ? Tu es malade !

Il avait l’impression de se trouver en plein cauchemar. Il insista.

– Dis-moi, je dois le savoir ! On n’est plus en train de parler de finir en pension cette fois. Nous sommes des adultes, tu comprends, Frédéric, des adultes !

La seule chose qui lui venait à l’esprit, ridicule il fallait bien le reconnaître, était « qui tue un chien tue un humain ».

– Mais enfin, Laurent ! Regarde le résultat, j’ai consacré ma vie entière à ce projet… Je pensais que toi, tu me comprendrais. Personne d’autre n’est au courant. Il s’agit du travail d’une existence.

Son regard manifestait une sorte d’incompréhension.

Des pensées désordonnées envahissaient l’esprit de Laurent. Les premières étaient rationnelles, sortir de là à toutes jambes et se rendre à la gendarmerie. Faire arrêter Frédéric. Appeler les urgences, il fallait le faire interner. Il se demanda ensuite ce qu’il allait trouver dans la grange, si elle appartenait encore à Frédéric. Qu’est-ce qu’il avait bien pu faire pour obtenir autant de matières premières ? Il devait savoir.

– Comment tu t’es procuré tout ça ? Il désignait le village lacustre à côté de lui. Et la rivière, c’est du sang ? Tu tues toujours des pauvres chiens ? Non, sans déconner Frédéric, je suis sérieux, là !

Il avait hurlé cette dernière phrase.

*

Tout était sombre et vaseux. Laurent reprenait ses esprits et essayait de recoller à la réalité. Où était-il ? Qu’est-ce qui avait bien pu lui arriver ? Laurent sentait tous ses membres engourdis et commençait à distinguer quelques formes alentour. Son cerveau fonctionnait au ralenti. Il distinguait une grande paillasse sur laquelle était allongée une masse inerte recouverte d’un linge dont il ne pouvait pas discerner la couleur. Sa vision commençait à s’habituer à l’obscurité, il reconnut la vieille gazinière dans un coin de la pièce. Il était dans la grange ! Il n’eut pas le temps de se demander ce qu’il faisait là, car une porte automatique laissant entrer le soleil s’ouvrit par ce qui lui semblait être l’ancienne entrée. Une voiture entra et Frédéric en descendit.

– Tu es enfin réveillé !

Sa voix était enjouée, il était tout sourire.

– Qu’est-ce que je fais là ? Que s’est-il passé ? demanda Laurent la voix pâteuse, tentant de se redresser maladroitement.

– Tu avais l’air inquiet tout à l’heure. J’avais une seringue anesthésiante sous la main, c’est l’avantage d’être dentiste et d’avoir accès à quelques produits sympas. Je m’en suis servi, ça fait deux bonnes heures que tu es dans les vapes.

Il souriait.

Laurent distinguait nettement les choses, il avait recouvré son entière capacité de vision. Il pointa du doigt la masse recouverte d’un linceul bleu clair posée sur une table en inox et reprit :

– Je vois qu’ici aussi tu as tout rénové, il n’y avait pas de carrelage au sol, si ma mémoire est bonne. Mais ça, là-bas, qu’est-ce que c’est ?

Il essayait de se contrôler, mais la peur l’avait envahi. Il était certain d’avoir à faire à un fou, un dangereux psychopathe ravagé par sa passion.

– Un cadavre, répondit froidement Frédéric comme s’il s’agissait d’une évidence.

– Et après, tu t’étonnes que je réagisse mal dans ton atelier ? Mais enfin Frédéric, qu’est-ce que tu as fait ? Tu te rends compte ?

– Oui. C’est un cadavre et après ? répondit-il avec calme.

– Il n’est pas tombé du ciel, ce macchabée ! Merde !

– Non, d’un camion pour être exact. Je ne sais pas ce que tu as l’air de penser, alors je vais te raconter. Il se lança dans un long monologue :

– On va commencer au début de l’histoire. Tu te souviens des clébards dont ils avaient retrouvé les colliers ici ? Oui, tu ne peux pas avoir oublié, j’en suis sûr, c’est ce qui t’a valu d’aller en pension. J’en suis désolé, ça m’avait brisé le cœur à l’époque, sans rire. Il n’y avait que nos parents pour s’imaginer que j’avais pu tuer ces deux bergers allemands. Je les avais retrouvés dans un fossé, ils étaient déjà morts, écrasés. Je m’étais contenté de les ramasser, la suite tu la connais. J’ai fini mon lycée, suis rentré en médecine, j’ai fini chirurgien-dentiste, ce qui m’a été bien pratique par la suite. Je me suis remis, j’avais arrêté durant mes études, à travailler sur mon village. Le problème de matière première s’est encore posé. J’en avais toujours besoin, en plus. Je me suis entraîné quelque temps avec de la résine, le prothésiste avec lequel je travaillais m’en fournissait – mais il manquait quelque chose, le résultat était fade, sans intérêt. J’ai donc repris contact avec un vieux copain que j’avais connu à la fac. Il s’occupe, encore aujourd’hui, de la morgue de l’hôpital de Pau. On a trouvé un arrangement avec les pompes funèbres et lui. Tu n’imagines pas combien de corps ne sont jamais réclamés par leur famille chaque année, un truc de dingue ! Ils atterrissent ici. Ça me coûte un peu d’argent, mais je peux m’adonner à ma passion. Tu aurais vu le premier, une véritable boucherie, ce n’est pas inné de découper correctement un cadavre. J’ai pris des « leçons », d’une certaine manière. Je me suis inscrit à l’Association communale de chasse agréée et j’ai découpé des sangliers, des chevreuils. Je dois bien reconnaître que j’ai acquis une certaine expérience. Enfin… Voilà, tu connais toute l’histoire, maintenant.

– Toute l’histoire ! Toute l’histoire !! Tu ne serais pas en train de te foutre de ma gueule par hasard ?…

Il essayait de crier, de lui vociférer cette dernière phrase. Les mots sortaient comme étouffés, l’engourdissement qu’il avait ressenti quelques heures plus tôt refaisait surface. Sa tête se remit à tourner et l’angoisse rejaillit de manière violente et imprévue. Il renchérit :

– Tu vas essayer de me faire croire que tu ne te livres qu’a de la mutilation sur des cadavres ? Que tu as par je ne sais quel heureux hasard, sous la main, le genre de produit que tu m’as injecté ? Maintenant que tu m’as amené ici, dans la grange de tes parents, qu’est-ce que tu vas faire de moi ? Continuer à me prendre pour un con ! Merde… Frédéric, mais qu’est-ce que tu as fait ? À quel moment tu es devenu complètement fou ? Non, mais sans déconner…

Le sol se déroba de nouveaux sous ses pieds et, la dernière chose que vit Laurent fut Frédéric s’approcher de lui, un sourire mauvais plaqué sur sa figure.

– Tu ne m’auras vraiment pas laissé le choix…

Frédéric injecta le contenu d’une deuxième seringue dans le corps de Laurent inanimé. Il parlait toujours à haute voix :

– Comme ça tu ne souffriras pas. Bon, il faut que je m’y mette, j’ai du pain sur la planche ! J’ai deux corps à m’occuper maintenant.

Frédéric s’affaira sans relâche pendant les six heures qui suivirent, choisit avec soin les os qu’il amènerait dans son atelier et se mit au travail.

Frédéric fixait sa dernière création, des étincelles dans les yeux. Il lui aurait fallu plus d’une dizaine d’heures, mais il était parvenu au résultat souhaité. Un magnifique arbre, avec son tronc robuste travaillé avec soin. De belles branches remplies de feuilles. Une espèce de bonzaï blanc. Il se leva solennellement. Il déposa l’arbre sur sa maquette et pensa que son ami d’enfance demeurerait toujours à ses côtés…C’était une belle fin, il l’appellerait L’Arbre de Vie.