Ris de veau, foie gras et Rohypnol

Nouvelle de Jacques Morize, tirée du volume 2 de la collection Dora-Suarez-présente…, À table !, ISBN 978-2-913897-51-9, éditions AO – André Odemard 2016. Mise en ligne avec l’aimable autorisation de l’auteur et des éditions AO.

1.

Gérard Dechiron avait acquis avec le temps une élégance discrète faite de costumes bien coupés et de chemises toujours impeccables. Il acheva de nouer sa cravate bleu clair en se contemplant non sans complaisance dans la glace de l’armoire. Il mit sa montre, un chronographe Herberlin offert par ses collègues élus pour ses 50 ans, vérifia que son portefeuille était bien présent dans la poche intérieure de son veston, qu’il posa sur son épaule avant de descendre prendre son petit déjeuner.

Lucie, son épouse, lui avait pressé trois oranges, beurré ses toasts et versé son café. Il s’assit en face de sa fille Cécile, qui achevait son bol de chocolat.

– J’espère que tu as bien révisé tes maths ? s’enquit-il.

– Ça devrait aller, répondit-elle, lapidaire.

Le matin, elle n’était jamais de bonne humeur. Pas plus que le reste du temps, d’ailleurs. Elle traversait une période d’opposition à tout ce qui représentait l’autorité, et son père, autoritaire et cassant, prenait de plein fouet le rejet de l’adolescente. Celle-ci se leva et quitta la pièce sans un mot. L’épouse apparut, déjà affairée, rangeant le bol et les couverts dans le lave-vaisselle, passant l’éponge sur la table.

– Pourquoi ne lui demandes-tu pas de le faire ? grogna-t-il.

– Et toi donc ? rétorqua-t-elle d’une voix acide.

– L’éducation ménagère relève de la mère, asséna-t-il, agressif. Ressers-moi plutôt du café.

Elle s’exécuta, maussade.

– Tu te souviens que c’est l’anniversaire de papa, ce soir ? J’espère que tu ne vas pas rentrer à pas d’heure ?

– Quelle barbe ! maugréa-t-il.

Il consulta son smartphone.

– Je devrais être là vers 20 heures. Au besoin, commencez sans moi.

– Autre chose, Gérard. Il faudrait que tu parles à Florian. Moi, je n’y arrive plus. Son trimestre est catastrophique. Le principal du collège m’a convoquée et m’a clairement laissé entendre que ça ne pouvait durer.

Dechiron soupira.

– Une emmerde de plus à gérer. Qu’est-ce que ce serait si tu travaillais !

– J’y songe parfois.

Il ricana.

– Et tu trouverais quoi, comme boulot ?

– Tu es infect !

Il haussa les épaules sans répondre, acheva son café et se leva.

Il quitta la pièce, tomba sur son fils qui descendait de sa chambre, traînant la savate, le visage renfrogné. Il l’attrapa par le bras, le secoua avec vigueur.

– Qu’est-ce que j’apprends ? Tu continues tes conneries ? Je te laisse quinze jours pour te reprendre. Après, je te colle en internat. À bon entendeur, salut !

Il sortit en claquant la porte.

2.

Prosper Manier pénétra dans la brasserie d’un pas de conquérant. Son pas habituel. Il manqua bousculer une respectable quinquagénaire, qui le foudroya du regard. Il s’effaça en s’inclinant avec une feinte civilité que démentait l’ironie du regard.

Il repéra ses amis assis à une table à l’écart, au fond de la salle, dans une partie peu éclairée. Il les rejoignit, leur serra la main avant de s’affaler sur la banquette.

– Vous avez vu cette connasse qui se fout dans mes pattes ? Un peu plus et elle se retrouvait sur le cul !

– Voilà un col du fémur qui n’est pas passé loin de la catastrophe, rigola l’avocat. Encore un peu, tu te prenais une procédure pour coups et blessures et je devais assurer une fois de plus ta défense.

– « Prosper Manier envoie à l’hôpital l’épouse de Me Héron, notaire à Votignat ! », récita le journaliste.

Manier s’esclaffa.

– Il me semblait bien la connaître, cette perruche outragée ! La femme de ce connard de Héron !

Il commanda un double expresso au serveur, qui le lui apporta sans tarder. Manier était connu, ici, et apprécié, car il avait le pourboire facile.

– C’est ce midi que je déjeune chez Levert avec Dechiron, murmura Manier en touillant le sucre dans son café.

– Nous n’avons pas oublié ! déclara l’avocat. D’ailleurs, j’ai réservé une table, j’ai invité Patural et Ménestase.

– Et moi-même, je me suis fait inviter par Francis, qui souhaite absolument que je fasse un papier sur son projet d’usine de vélos électriques.

Manier éclata d’un rire sonore.

– Parfait ! Vous serez aux premières loges pour assister à la déroute de ce trou du cul d’élu !

3.

Comme il se doit, le chef portait une tunique blanche au col tricolore, une haute toque, un pantalon de coutil bleu et des sabots en plastique dur. Son nom et son prénom, « Georges Levert », étaient brodés sur sa poitrine en élégantes anglaises.

– Président ! Cela faisait si longtemps que je n’avais eu le plaisir et l’honneur de vous accueillir !

En France, les présidents ne manquent pas. Celui-ci était à la tête d’une communauté de communes des environs, en plus d’être maire et conseiller départemental. Il répondit assez mollement aux salutations flagorneuses du cuisinier étoilé. Il se demanda encore une fois s’il avait bien fait d’accepter l’invitation de Prosper Manier. Ou, à tout le moins, le lieu proposé. Ici, trop de gens le connaissaient. Des industriels, un promoteur, un avocat, et, surtout, un journaliste déjeunaient là, qui l’avaient salué, de près ou de loin.

– Merci, Georges, heureux de retrouver votre table. Que voulez-vous, je suis de plus en plus accaparé par mes fonctions électives !

Levert, qui ne manquait pas de psychologie, comprit qu’il dérangeait. Il salua le second convive et s’éloigna vers une autre table, laissant la place au maître d’hôtel qui leur demanda s’ils souhaitaient prendre un apéritif.

– Une coupe vous ferait-elle plaisir ? s’enquit Manier.

C’était un homme proche de la soixantaine, grand, plutôt mince, vêtu d’un costume noir bien coupé. La mâchoire était carrée, le teint mat, la chevelure noire très drue. L’œil sombre et la paupière tombante avaient quelque chose de perpétuellement ironique. De profonds plis verticaux encadraient la bouche aux lèvres épaisses.

– Ma foi, pourquoi pas ? répondit l’élu.

Maintenant qu’il était là, autant en profiter. Il se détendit légèrement. Après tout, il n’y avait rien d’anormal à ce qu’il déjeune avec l’un des opérateurs fonciers les plus actifs du secteur. Il se cala dans le confortable fauteuil et consulta la carte – sans prix – qu’on lui avait remise. Il connaissait les valeurs sûres de la maison, n’appréciait que modérément les plats sophistiqués et tenait à sa ligne. Il opterait donc pour le ceviche de poisson au citron vert, entrée légère, et poursuivrait par le croustillant de ris de veau au foie gras truffé. Pour accompagner le tout, il voyait bien un sancerre ou mieux, un corton-charlemagne.

Le président Dechiron reposa la carte, jeta un coup d’œil discret sur la salle, surprit le regard du journaliste posé sur lui.

« Quelle engeance ! », songea-t-il, avec une certaine ingratitude, oubliant que presse et politique faisaient souvent bon ménage.

Son tour d’horizon s’acheva sur l’avocat. Celui-ci était un emmerdeur. Il avait formé un recours contre l’autorisation d’installation d’une usine d’assemblage d’autocars. Dechiron s’était battu comme un beau diable pour obtenir que cette activité vienne s’installer sur son territoire plutôt que sur celui de la communauté voisine et, du fait de cette procédure mal engagée, risquait de voir ses efforts annihilés.

On posa devant eux les coupes de champagne. Manier prit la sienne et la leva.

– La vie d’un élu n’est pas un long fleuve tranquille ! s’exclama-t-il, comme s’il avait deviné les pensées de son invité. À votre santé !

Dechiron leva son verre à son tour, haussa les épaules, l’air désabusé.

– À la bonne vôtre, répondit-il. S’il n’y avait pas de difficultés à surmonter, ce métier manquerait de sel. Je suppose d’ailleurs qu’il doit en être de même dans l’immobilier.

Il but une gorgée, apprécia la fraîcheur des bulles. La cinquantaine à peine passée, il respirait l’énergie. Petit mais bien proportionné, le crâne déjà dégarni, il enchaînait des journées de marathonien, épuisant ses collaborateurs. Il ambitionnait de devenir sénateur et, pourquoi pas, ministre. Bon gestionnaire, dynamique, il avait développé sa commune, rénovant, structurant, créant des équipements publics, favorisant la venue d’entreprises génératrices d’emplois. L’arrogance et une confiance en soi sans limite étaient ses grands défauts. Il marchait sur les crânes de ses adversaires, les humiliait, les pulvérisait. Du coup, il commençait à avoir une meute à ses basques qui guettait le moindre faux pas pour l’attaquer et le mettre à bas.

Un autre travers consistait en un amour immodéré des femmes. Si tant est que le mot « amour » convînt à décrire ce comportement de prédateur insatiable, exempt du moindre sentiment. Certains parlaient de « donjuanisme », ce qui était probablement insultant pour l’image de ce personnage mythique.

Le serveur vint s’enquérir de leur choix, tout en leur vantant les mérites des suggestions du jour, une croustille de cèpes à l’armagnac, notamment, et une côte de veau à la crème acidulée et sa duxelles de champignons aux petits oignons. Le président resta sur son idée initiale, ceviche et croustillant de ris de veau. Le promoteur opta pour une aiguillette de saumon aux herbes sauvages, qu’il fit suivre d’un filet d’omble chevalier. Le sommelier prit la suite. Connaissant les goûts de l’élu, il conseilla un -corton-charlemagne qui, affirma-t-il accompagnerait à merveille les choix divergents des deux hommes. Manier, après avoir consulté son hôte, accepta l’onéreuse proposition.

Ils devisèrent de choses et d’autres pendant le repas, de l’actualité politique et sportive, puis évoquèrent des connaissances communes, y compris des femmes. Manier ne donnait pas non plus sa part au chat dans ce domaine, même si lui était davantage dans la séduction que dans le compostage compulsif. Juste avant le dessert, il posa la première banderille.

– Vous vous souvenez sans doute de Juliette -Trollas ? demanda-t-il, l’œil matois. Une bien jolie fille, qui fait du théâtre.

Dans le cerveau de Dechiron, tous les clignotants se mirent au rouge. Néanmoins, il n’en laissa rien paraître.

– Je la connais certainement moins bien que vous ! répondit-il en souriant.

La jeune femme avait été, et peut-être l’était-elle toujours, la maîtresse de son vis-à-vis.

– Comment en être certain ? s’exclama Manier. Il me semble que la plupart des jeunes femmes de la contrée vous sont familières ! Mais pour en revenir à Juliette, figurez-vous que je l’ai présentée à un producteur et qu’elle va probablement se lancer dans le cinéma.

– Une bonne nouvelle pour elle, j’imagine, conclut l’élu.

Le ton, badin, cachait mal la sourde inquiétude qui s’était insinuée en lui. Pourquoi ce type lui parlait-il de cette fille ? Savait-il quelque chose ?

Il eut un peu de mal à apprécier le sablé au chocolat noir fumé du dessert. Heureusement, son hôte avait commandé deux nouvelles coupes de champagne. Il lui semblait qu’à présent celui-ci le couvait d’un œil ironique, voire légèrement méprisant. Il s’ébroua intérieurement. Il ne fallait pas se laisser déborder par des impressions, il devait réagir, montrer qu’il ne craignait pas de poursuivre sur le sujet.

– Je ne sais pas ce qu’elle vaut comme actrice, mais avec son physique, elle a toutes ses chances ! Vraiment, une très jolie femme !

Il partit d’un petit rire entendu, mais Manier resta de marbre, le fixant d’une façon assez désagréable.

Dechiron chercha une contenance dans sa coupe de champagne.

– Monsieur le président, enchaîna Manier, il faut que nous parlions de ces terrains que j’ai achetés à Pointe-Mathieu.

« Nous y voilà ! », songea l’élu. Pour une bouchée de pain, le promoteur avait acquis des terres agricoles en limite de la zone urbanisable. Il mettait à présent tout en œuvre pour que ces parcelles deviennent constructibles. Une spécialité qu’il pratiquait depuis de nombreuses années, et qui avait fait sa fortune.

– Lorsque vous m’avez convié à déjeuner, vous n’avez pas mentionné ce sujet, répliqua le président. Je croyais qu’il s’agissait de votre projet de lotissement, aux Pentes-Noires, que je suis en train de débloquer. Il y a tout juste une semaine, le préfet m’a promis d’intervenir auprès de ses services.

– Je sais cela et je vous en remercie. Par contre, lorsque j’avais évoqué avec vous l’achat des terrains de Pointe-Mathieu, vous m’aviez dit pouvoir faire évoluer votre plan local d’urbanisme. Or depuis, rien n’a bougé.

– Je n’ai jamais été aussi affirmatif et je ne vous ai rien promis, Manier. Il me semble même me souvenir qu’à l’époque, je vous avais mis en garde. Depuis lors, j’ai sondé l’environnement et mes collègues élus sur le sujet. Il s’avère que les oppositions sont trop fortes. Par ailleurs, ce secteur risque fort d’être classé à terme en zone inondable.

– Raison de plus pour aller vite ! gronda le promoteur.

Ses yeux n’avaient plus rien d’ironique. Il fixait l’élu avec une agressivité et une violence non dissimulées.

L’élu soutint le regard, les mâchoires crispées. Il prit le temps de boire une gorgée de champagne avant de répondre d’une voix calme et ferme.

– Croyez-moi, dans ce genre d’affaire, la précipitation ne vaut rien. En tout cas et pour le moment, ne comptez pas sur moi pour vous aider. Je n’aime pas les causes perdues d’avance. Plus tard, peut-être, en fonction de la tournure que prendront les choses…

Manier se pencha en avant, les veines du cou gonflées par la colère.

– Je n’ai pas le temps d’attendre ! C’est maintenant que vous devez agir, après il sera trop tard !

Dechiron estima que les bornes avaient été dépassées. Il se leva brusquement.

– Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous, monsieur Manier. Je vous remercie pour votre invitation, bien que je regrette à présent de l’avoir acceptée. Désormais, si vous souhaitez me rencontrer, ce sera à mon bureau. Au revoir, monsieur.

Manier souriait de nouveau, d’un sourire sardonique. Il sortit de la poche de sa veste une clé USB qu’il posa sur la table.

– Juliette Trollas a retrouvé la mémoire, monsieur le président. Mais a-t-elle jamais ingurgité le Rohypnol que vous aviez introduit dans son Cuba libre ? En tout cas, dans la vidéo enregistrée sur cette clé, on la voit endormie sur un lit, puis vous, qui entrez dans la pièce. Vous vérifiez son degré d’inconscience, vous la dénudez partiellement avant d’abuser d’elle à deux reprises. Nous étions quelques-uns à savoir que vous enragiez qu’elle se refuse à vous, et que vous aviez déjà usé de la « drogue du viol » pour assouvir vos envies. Il ne nous restait plus qu’à provoquer l’occasion. Je dois dire que ce soir-là, Juliette a montré qu’elle était une excellente comédienne !

Pour la première fois depuis longtemps, Dechiron perdit pied. Il se rassit.

– Du chantage ? murmura-t-il. Ça n’a pas de sens, vous savez que je ne peux décider seul !

– Faites votre part de boulot, c’est tout ce que je vous demande. Le reste, c’est mon problème. De toute façon, sachez qu’à présent je vous tiens par les couilles. Et c’est vraiment le cas de le dire !

4.

Prosper Manier habitait une luxueuse villa plantée à flanc de coteau. Sous une verrière accolée au bâtiment, il avait fait installer une piscine intérieure, qui communiquait avec un bassin extérieur. La plupart du temps, il vivait seul, son épouse l’ayant quitté, emmenant avec elle leurs deux enfants. Une brave femme des environs lui faisait cuisine et ménage, et s’occupait de son linge.

Lorsqu’il rentra ce soir-là, il était plutôt satisfait. Cet enfoiré de Dechiron se bougeait le cul avec suffisamment d’intelligence pour que son revirement ne puisse pas donner lieu à des soupçons de trafic d’influence. La modification des documents d’urbanisme était enclenchée, avec un premier vote favorable des élus.

Il passa dans son bureau déposer ses dossiers. La journée avait été rude. Il aspirait à une bonne douche, peut-être après nagerait-il un peu. Un repas léger, un bon film, il se coucherait tôt. Il se dirigea vers le séjour, décidé à s’octroyer un bon whisky avant toute chose.

Un détail imprévu le fit descendre de son petit nuage. La lumière brillait dans le séjour. Puis il capta l’odeur d’un parfum qu’il connaissait. Il se précipita dans la grande pièce dont les vastes baies vitrées donnaient sur les vignes beaujolaises.

– Toi ? s’exclama-t-il, figé par la surprise. Mais comment es-tu entrée ?

– Tu oublies que tu m’avais laissé les clés.

5.

Au matin, la femme de ménage trouva Manier dans sa piscine, mort, flottant tout habillé entre deux eaux. L’autopsie révéla un taux élevé d’alcoolémie. Une bouteille de scotch vide semblait démontrer que le promoteur avait passé la soirée à boire. L’arrière du crâne portait une forte contusion. On supposa qu’il était tombé en arrière sur les marches du bassin et que, assommé, il avait glissé dans l’eau et s’était noyé, comme l’indiquaient les poumons pleins d’eau. Consciencieux, les enquêteurs cherchèrent en vain des traces autres que celles de Manier. Portes, fenêtres et volets étant clos, on conclut à l’accident stupide, qui démontrait une fois de plus que « l’abus d’alcool est dangereux pour la santé ».

6.

Le journaliste croisa Dechiron quelques jours après ce mortel événement, à l’occasion de l’inauguration d’une halle de sport. Comme à son habitude, l’élu avait prononcé un beau discours, très concis, au travers duquel il avait réussi à mettre en perspective son action des cinq dernières années. Le sous-préfet lui avait succédé au micro. Le haut fonctionnaire lui avait passé de la pommade, flattant son action inlassable. Après quoi, le président avait déclaré les festivités ouvertes, donnant le top du départ à la meute des pique-assiette. Le buffet était particulièrement bien fourni tant en solide qu’en liquide, et c’est le verre à la main que le reporter du Patriote éclairé aborda Dechiron.

– Vous avez vu ce qui est arrivé à ce malheureux Manier ? s’exclama le plumitif.

– Quelle tragédie ! renchérit le président d’un ton attristé. Un homme si dynamique et d’une si grande valeur ! Vraiment, quelle perte pour la région !

– Il me semble vous avoir vu avec lui il y a peu de temps. Voyons, où était-ce… ?

Il fit mine de réfléchir avant de s’exclamer :

– Ah oui ! À table, chez Levert ! J’ai d’ailleurs eu l’impression que vous vous quittiez fâchés !

Car le journaliste n’aimait rien tant que de mettre les pieds dans le plat.

Dechiron leva un sourcil plein d’un étonnement poli, mais quand même un peu agacé. Incroyable ce qu’un simple sourcil pouvait exprimer.

– Le fruit de votre imagination, probablement. Et Dieu seul sait combien il en faut, dans votre profession ! Vous m’excusez ? Un dossier à voir avec le sous-préfet, avant qu’il ne parte.

Le journaliste rejoignit l’avocat. Tous deux se mirent à l’écart.

– Que dit-il ? demanda l’homme de loi.

– Il joue à merveille la douloureuse surprise.

– Pas étonnant, il est dans son rôle. Quand même, j’ai du mal à croire qu’il puisse être à l’origine de la mort de Manier.

– Et moi, je ne parviens pas à gober que Manier se soit saoulé au point de se péter la tronche et de se noyer. Il avait levé le pied, sur la picole, et il n’avait aucun motif de se mettre dans un état pareil. Ses affaires ne s’étaient jamais aussi bien portées, tu es bien placé pour le savoir, non ?

– Mouais, conclut l’avocat. En tout cas, s’il a décidé de se venger, il faudra que nous fassions gaffe. Il est suffisamment malin pour découvrir que nous étions dans le coup.

– Je n’en suis pas persuadé. Manier disparu, plus de chantage. Il s’arrêtera là, ou alors, il s’attaquera à la fille.

7.

– Je suis surpris que vous souhaitiez me voir. À moins que vous repreniez la petite industrie de votre copain ?

– Ce n’était plus mon copain et je n’ai rien à vous demander.

– Qui sait ? ricana-t-il. Je pourrais vous aider à percer dans le porno, vous avez des prédispositions, je vous assure !

– Pauvre con ! Vous êtes définitivement abject et fier de l’être !

– Pas davantage que vous ! Après tout, vous avez feint d’avoir ingurgité le Rohypnol et vous vous êtes laissé faire complaisamment, tout ça pour permettre à Manier de filmer nos ébats. Jolie mentalité !

– C’est lui qui vous a raconté ces balivernes ? Pauvre naïf ! Il savait que vous aviez cette drogue sur vous et que vous comptiez me l’administrer lors de cette soirée. Le propriétaire de la maison où vous m’avez violée était l’un de ses proches amis. Ils ont tout organisé. La chambre avait été équipée d’un système permettant de tourner des films. Bref, j’étais vraiment droguée, vous avez vraiment abusé de moi et ce fumier de Manier a utilisé la vidéo de ce viol pour vous faire chanter. Évidemment, ça ne pouvait marcher que si vous pensiez que j’étais de mèche avec lui…

– Un beau salaud !

Elle eut un rire, comme un spasme.

– Vous êtes bien placé pour le juger ! De toute façon, il a payé. Qu’il aille rôtir en enfer !

– Et pourquoi n’avez-vous pas porté plainte, si vous êtes l’innocente colombe que vous prétendez être ?

Elle sortit un petit revolver de sa poche et répondit d’une voix douce.

– S’attaquer en justice à un monument comme vous est voué à l’échec. Ceux qui pourraient témoigner en ma faveur ne le feraient pas, et au final, de victime je me retrouverais coupable. Je vais vous expliquer la suite : c’est très simple. Vous aussi allez faire du cinéma, et vous tiendrez le rôle que vous m’avez fait tenir.

8.

Lorsque Dechiron revint à lui le lendemain matin, il souffrait abominablement du fondement, en plus d’un mal de tête de forte magnitude. Il découvrit qu’il était dénudé du bas. Puis il comprit l’origine de la douleur : un objet cylindrique d’un diamètre conséquent était profondément enfoncé dans son rectum. Son regard se posa sur une caméra montée sur un trépied. Il comprit qu’il était dans la merde complète lorsque la secrétaire de mairie pénétra en coup de vent dans la pièce, découvrit la scène et poussa un hurlement strident.

9.

« Voilà à quoi peut conduire l’usage du -Rohypnol » : la vidéo, postée sur YouTube depuis l’ordinateur du maire et propagée sur les réseaux sociaux depuis ses propres comptes, fut visionnée 150 000 fois avant d’être retirée par les opérateurs.

Dechiron démissionna de tous ses mandats, vendit l’ensemble de ses biens, divorça et disparut sous d’autres cieux.

Juliette Trollas, l’actrice violée par l’élu, ne fut pas inquiétée. Elle fit une belle carrière cinématographique, sans jamais être importunée par un producteur ou un metteur en scène.