Le Jugement de l’absent
Nouvelle de Gérard Coquet, tirée du volume 4 de la collection Dora-Suarez-présente…, Irresponsable ?, ISBN 978-2-913897-63-2, éditions AO – André Odemard 2017. Mise en ligne avec l’aimable autorisation de l’auteur et des éditions AO.
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Merci, maître…
Je vous sais gré d’avoir enclenché cet enregistrement.
Ce monologue durera une quarantaine de minutes et sera, je l’espère, d’une parfaite exhaustivité. Dans la version initiale, ces fameuses « quarante minutes » s’étiraient sur plus d’une heure. Défauts habituels du débutant : passages superflus, digressions prêtant à confusion. J’ai essayé de gommer ces erreurs et les ai effacées. Ce fut un travail laborieux et frustrant. Le texte initial, celui qui précédait cette faconde étourdissante, mettait en avant des discussions avec les victimes. Après réflexion, j’ai choisi de ne pas les rapporter puisqu’ils (je parle des dialogues) n’apportaient rien d’intéressant à ma démarche.
J’imagine l’assistance retenir son souffle. Aura‑t-elle le temps de contempler les ors de ce tribunal, ces tableaux chargés d’histoire, cette architecture austère, mais pourtant majestueuse ? Pour être tout à fait honnête, une réponse positive m’attristerait.
Les événements dramatiques survenus à vos familles vous contraignent à m’accorder une attention haineuse et, sans forfanterie ni arrogance de ma part, je suis obligé d’admettre que cela tombe bien.
J’aime provoquer le suspense.
J’ai toujours apprécié les ambiances lourdes, les raclements de gorges d’un aréopage mal à l’aise dont l’unique préoccupation est de masquer sa turpitude alors qu’il sait très bien que le pire va arriver.
Tout au long de ce monologue, ce sentiment, je veux parler de la haine, submergera les esprits chrétiens. Les autres lutteront contre l’impression de patauger dans une mer de dégoût, de consternation ou d’envie d’émasculation.
Soyez assurés d’une chose : je n’en tiendrai rigueur à personne.
Cependant, permettez-moi d’attirer votre attention sur un point essentiel : cette confession va changer votre façon d’appréhender la vie. Votre conception de la nature humaine se modifiera de manière insidieuse et, dans les prochaines semaines, vous regarderez votre prochain d’un autre œil.
Quelle que soit la force du tsunami émotionnel qui vous submergera, je vous invite à maîtriser vos sentiments afin de garder une concentration maximale.
Une fois mes aveux terminés, vous aurez le droit de pleurer à chaudes larmes et regretterez que le hasard ait mis votre progéniture sur ma route. Bien sûr, tout cela ne servira à rien. Vos jérémiades seront inutiles. Vos cris se heurteront contre la porte fermée de mon mépris. Sans vouloir me mêler de ce qui ne me regarde pas, le mieux pour vous serait de reprendre une activité terrestre normale et insipide.
Côté intendance, ces prochaines quarante minutes risquent d’être un peu longuettes. Je pense en priorité aux dames n’ayant pas pris la précaution de se rendre aux toilettes avant le début de cette audience. Qu’elles se retiennent !
Je sais que cet instant est grave.
Avant d’aborder les raisons qui nous réunissent, je commettrais un délit d’impolitesse si je ne me présentais pas de manière plus intime. Les journaux, lorsqu’ils me décrivent, parlent d’un monstre, d’un personnage à classer dans la catégorie des tueurs en série, option éviscération. Loin de moi l’idée de les contredire, mais certaines précisions me paraissent indispensables.
Comme vous le savez, je me prénomme Francis.
C’est joli, Francis, non ? Moi, j’aime bien : c’était le prénom de mon père et de mon grand-père. Dans de nombreuses contrées, surtout dans les campagnes, la transmission d’un tel présent est généalogique ; c’est celle d’un parrain à son filleul, d’un grand-père à sa descendance.
Dans mon cas, cette prénommée fut la résultante d’un accouplement incestueux, au petit matin d’une nuit avinée, alors que la rosée déposait ses charmes humides sur les pétales des roses du jardinet de la ferme familiale.
J’imagine vos mines offusquées. Que vouliez-vous que j’y fasse ? Je n’y suis pour rien. Le cas s’était déjà produit pour mes aînés : Godefroy, mon frère, Gwendoline et Madeleine, mes deux sœurs tant aimées, avaient été confrontés à la même problématique : notre père était notre grand-père.
Ce fut moins grave pour Gwendoline, qui décéda très tôt, oubliée par notre géniteur dans l’arrière-cour d’un café-tabac-droguerie, un soir d’hiver gelant à pierre fendre. Par contre, cette malencontreuse expérience invita sa jumelle, Madeleine, à interroger les astres et les signes du zodiaque pour tenter de démêler le vrai du faux. Pendant de nombreuses années, la pauvrette leva les yeux au ciel sans parvenir à se forger un point de vue plausible sur la nature biblique de ses origines. Ce qui devait arriver arriva, elle en perdit la raison.
Ne me dites pas que vous ne connaissez pas Madeleine ! Mais si ! Madeleine, celle qu’on a retrouvée dans le saloir de la chambre froide avec les restes des cadavres de vos enfants ! Ça vous revient, maintenant ! Quelle aventure, mon Dieu ! Dommage qu’elle soit morte. Je n’ai jamais pardonné à Godefroy d’avoir refermé la porte et égaré les clés. Faut être un peu tête sans cervelle, ne trouvez-vous pas ? Sacré Godefroy !
Il me semble perdre le fil de mon discours… Que disais-je ? Ça me revient… Je vous parlais de ma famille.
Ne vous méprenez pas, ces aveux n’ont pas vocation à vous émouvoir. D’ailleurs, pour ne pas causer de malaise en cet endroit solennel, je m’appliquerai à être concis.
Je ne suis pas dupe : les plus légitimistes d’entre vous prient les très hautes autorités ecclésiastiques de me voir mort. Les autres rêvent de m’arracher les yeux. Heureusement pour moi, les pouvoirs politiques ont eu la bonne idée d’abolir la peine capitale. Les deux groupes devront donc se contenter d’entendre Mesdames et Messieurs les jurés suivre le Ministère public en ses réquisitions. Ne lui en déplaise, ce dernier n’aura d’autre solution que de réclamer à mon encontre une peine d’emprisonnement à perpétuité.
Je pouffe d’avance en mesurant l’ampleur de leur désappointement lorsque le jugement sera rendu. Mais je vais trop vite en besogne…
Nonobstant les arguties des plaignants, accordez-moi le plaisir de penser que mes aveux intéresseront au moins les journalistes. En effet, j’ai peur que la majorité des personnes présentes à cette audience ne soient pas en état d’apprécier ni de comprendre mes véritables motivations. Croyez-moi, il y en aura pour tout le monde et personne ne sera déçu.
Vous avez déjà vécu le pire… Le meilleur n’est pas à venir.
Dans les crânes de cette assistance victimisée, représentée par des parties civiles désarmées et reniflantes, je m’appliquerai à enfoncer le coin d’un scénario plausible. tremblez ! Mon histoire va vous ébranler…
Rendez-vous compte, si j’arrive à mes fins, les esprits les plus faibles auront envie de m’accorder un début de circonstances atténuantes. Vous imaginez l’ampleur du désastre affectif ?
Restons sérieux : cet élan de compassion ne me touchera pas.
Comme vous l’avez deviné, les aléas de la vie m’ont rendu imperméable aux sentiments. Très tôt, j’ai été contraint d’accepter une vérité incontournable : les Forces du Mal m’avaient choisi. J’étais l’Élu. Celui dont la mission était de punir les coupables qu’Elles me désignaient.
Dans cette quête vers l’absolue punition, j’ai usé des moyens décrits dans l’Encyclopédie sur la torture, publiée aux éditions de l’Écorché Vif, avec un objectif précis : obliger les fautifs à ressentir l’horreur devant les souffrances que le « Malin » me demandait d’infliger à leurs familles.
Votre éloquent silence est proportionnel à votre étonnement. Cet oxymore simpliste est pourtant le résultat d’une évidence confondante : vous êtes responsables de la mort de vos proches.
J’imagine un grondement de réprobations parcourir l’assistance. Cela ne servira à rien. Vous n’avez d’autres choix que d’en convenir et de vous incliner : je suis l’ordonnateur de votre châtiment.
Revenons à l’histoire…
Mon paternel, disais-je, était aussi mon grand-père.
Ce brave homme, turfiste averti, paria sa paie un soir de fête villageoise sur la croupe hennissante d’un pur-sang anglais. L’animal, 500 kg, 1,73 m, robe alezan, devait lui apporter ce que la vie lui avait toujours refusé. Sans doute grisé par le vin chaud à la cannelle et l’espoir de mourir riche, il misa sur le canasson en ignorant que ce dernier était devenu, bien avant la course, de la viande hachée vendue sous vide dans une grande surface dont la déontologie m’interdit de dévoiler l’enseigne.
En rentrant chez lui, le brave homme noya son désespoir dans le marc égrappé et, ne voyant plus aucune utilité à continuer à se vautrer dans la pauvreté, viola sa fille avant de se suicider.
La pauvrette, prénommée Guenièvre, était ce soir-là occupée à la vaisselle. Elle devint donc ma génitrice sans le vouloir vraiment et dut en assumer les conséquences sans entrain ni gémissements de plaisir.
Je suis désolé de vous dévoiler ces détails très personnels, mais je reste persuadé que même les plus crétins d’entre vous partageront mon point de vue : l’histoire commençait mal.
La douce Guenièvre était pourvue de lourdes mamelles et d’un lait riche en protéines. Jusqu’à mes seize ans, le breuvage forgea ma stature et mon caractère. Mon addiction aux sucettes caramel beurre salé ne vint que bien plus tard.
J’avais à peine 20 ans lorsqu’elle accepta de devenir mon épouse. De notre union tumultueuse naquirent des quintuplés mort-nés et Guenièvre profita de l’occasion pour décéder d’une maladie qui fut courte et peu rigolote.
Ce drame me poussa à me remettre en question.
Pour oublier ma tristesse, « faire mon deuil », comme vous aimez sans doute le répéter souvent entre vous, je plongeais avec délectation dans la lecture des plus grandes œuvres. J’ai lu celles de Proust plusieurs fois, toutes celles de Victor Hugo et celles des classiques étrangers comme Les Pensées secrètes de Vladimir Poutine, avant de tomber en admiration devant les arcanes des textes de droit social et du travail, regroupés en douze tomes, par Francis Lefebvre.
À force d’obstination, après un parcours administratif éreintant, je réussis à bénéficier des directives prévues par la loi de financement de la sécurité sociale votée en 2002, soit dix-huit jours calendaires consécutifs de congé pour naissances multiples. Malheureusement, compte tenu des circonstances et des délais écoulés, je n’ai pu cumuler cet avantage avec celui de trois jours, accordé pour une naissance normale.
Bon, j’abrège… On n’est pas là pour ça.
Nous sommes réunis en ces lieux pour une raison précise : je vais avouer mes crimes. Prévoyant que cette démarche volontaire sera pénible pour les familles des victimes, je m’appliquerai à utiliser un ton badin afin de garder leur attention. Qu’elles ne m’en veuillent pas si des formules à la sonorité « croquignolesque » donnent un côté trop guilleret aux scènes abjectes décrites dans cet enregistrement, car mon désir le plus cher est avant tout de ne pas ennuyer cet aréopage de bourgeois et de travailleurs. Peut-être parviendrai-je à les distraire ou, pour le moins, à leur voler l’esquisse des prémices du début d’un sourire.
Venons-en aux faits.
Tout ce qui va suivre pourra paraître incroyable, mais, comme annoncé dans les réquisitions du représentant de la magistrature debout, les faits sont avérés et chaque détail peut être vérifié sans aucune difficulté.
Avant de mourir dans des circonstances plus ou moins atroces, toutes les victimes avaient une famille, des gens qui les aimaient et qu’elles aimaient en retour de manière plus ou moins sincère. Toutes auraient donné n’importe quoi pour ne pas s’être trouvées au mauvais endroit et au mauvais moment.
Afin de gagner un temps précieux, je conseille aux journalistes puristes de classer les dossiers défendus par les parties civiles dans la rubrique des faits-divers psychologiques à tendance morbide et, comme dans les bons scénarios, pour donner plus de poids à mes descriptions, je vous propose de planter le décor.
Voici le lieu des drames.
Vus d’en haut, à condition de se pencher un peu, les toits de la ferme de la Reculée imitaient un cercueil posé dans l’herbe. L’endroit se situait à l’extrémité d’une vallée profonde cernée de parois verticales, échancrant le rebord d’un plateau calcaire se terminant au pied d’un escarpement en cul-de-sac appelé Bout du monde.
Devant la bâtisse, érigée par un de mes arrière-grands-pères, serpentait un ruisselet sombre abreuvé du lisier des porcheries construites en amont. Pas de truites, pas de goujons ni de vairons pour gober les diptères folâtrant le long de ses berges nauséabondes, mais toute une population d’amphibiens aquatiques, à la tête fusionnée au tronc, comme ma cousine Cunégonde, morte étouffée par le cordon ombilical, quelques mois après sa naissance.
Dans mes lointains souvenirs, ce ruisseau baguenaudait au milieu des racines bossuées d’arbres centenaires tout en abritant une multitude d’urodèles à queue aplatie latéralement, comme l’était celle de mon frère aîné, Godefroy.
Godefroy ! Que de souvenirs merveilleux avons-nous partagés !
Avec un peu de chance, un roseau solide et un fil barbelé armé d’un chiffon rouge, nous occupions nos journées à dénicher des anoures aux formes lourdes et trapues dont la peau verruqueuse n’était pas sans nous rappeler celle de notre voisine, la douce et tendre Bertille, rappelée par le Seigneur après avoir été violée et dépecée par un oncle dont nous ignorions l’existence.
Mais je m’égare une nouvelle fois… Qu’ergotais-je ?
Donc ce ruisselet, couleuvre de fange, après moult circonvolutions au milieu d’un éboulis de pierres glissantes, terminait sa pérégrination lascive dans une mare glauque servant de réceptacle aux eaux usées de la maisonnée, et de cimetière aux malotrus ayant eu l’outrecuidance de pousser le portillon de la ferme familiale sans en avoir reçu l’autorisation. Après avoir trempé plusieurs jours, les corps étaient conservés dans la chambre froide du saloir dont je vous ai déjà parlé. C’est dans cette pièce que vos enfants étaient entreposés avant d’être à leur tour découpés en lanières et passés au hachoir à viande.
Cet endroit était celui de mon enfance. Je n’en conserve qu’une seule photographie, jaunie par les années, fissurée de poussière et de larmes séchées.
Voilà pour le décor.
Passons à l’intrigue. Je dois avouer qu’elle est faible. Loin de moi l’idée d’ergoter sur le point de savoir si, comme le prétendent certains critiques, elle est inexistante. Si on se réfère aux caciques du genre, le style de l’auteur importe plus que le galimatias des phrases. N’oubliez jamais que ma vocation était de devenir un tueur en série, pas un de ces guignols à la mine patibulaire, propulsé à la une des quotidiens de province pour retomber aussitôt dans l’oubli. J’ai toujours eu pour ambition de tutoyer les sommets, d’être la référence incontournable, celle devant laquelle les foules médusées d’horreur s’inclineraient avec crainte et respect.
Pour y arriver, un travail colossal m’attendait.
Au départ, dans le but de ne pas me disperser, je me suis entraîné sur des échantillons de victimes achetés sur le darknet, mais j’ai dû me rendre à l’évidence : les cibles désignées par les Forces du Mal – les imbéciles, les lâches et les sournois – représentaient un nombre de cas trop important à analyser.
Taper au hasard nuisait à la productivité et entraînait des dépenses de « missions et réceptions » difficiles à maîtriser. Au plan comptable, les postes de charges enregistrées dans la catégorie des dépenses externes dépassaient très largement les lignes budgétées au départ. Ma trésorerie était dans le rouge ; était-ce prémonitoire ?
Une étude de panel minutieuse sur des individus de race étrangère ne donna pas plus de résultats. J’étais dans une impasse et, tel un collectionneur, dans l’obligation de me concentrer sur une population plus harmonieuse, plus réduite, plus proche aussi pour ne pas grever le budget des frais de déplacement.
Ma réflexion dura plus de deux ans. Après de longues hésitations, d’interminables nuits blanches, une révélation m’aveugla à la caisse d’un hypermarché : je serais l’exterminateur de la progéniture des petits-chefs sans-gêne, des goujats et des inutiles.
Programme ambitieux, je vous l’accorde, qui nécessita une laborieuse mais indispensable période de mise au point.
Certes, au début, rayer du monde des vivants des individus lambda me procura un plaisir qu’il m’est difficile de ne pas reconnaître, même s’il ne s’agissait que d’un simple échauffement. À force, passées les premières dizaines de victimes, je me suis habitué. La routine est une ennemie sournoise ! Le milliardaire compte-t-il encore ses premiers billets après avoir engrangé des millions ?
En me posant cette question, je sus que j’étais prêt.
J’imagine vos visages se plisser de répugnance, mais rassurez-vous, je ne plaiderai pas la folie : ce serait mesquin. Je ne solliciterai pas non plus l’indulgence requise dans les cas d’irresponsabilité car, s’il m’est arrivé de nourrir des doutes sur mon talent ou ma vocation, j’ai toujours veillé à conserver un esprit sain dans un corps sain. L’inconséquence ne revient‑elle pas à commettre plusieurs fois la même erreur et à s’attendre à des résultats différents ?
Cette attitude n’a jamais été mienne.
La vie, comme je l’ai déjà expliqué, s’est gardée de m’offrir des cadeaux, mais a pris la précaution de me doter de deux qualités essentielles : l’opiniâtreté et l’absence de compassion. Quitte à subir les réprimandes mesquines de vos jugements de pleutres, voici le pourquoi et le comment de ce qui est arrivé aux victimes des familles ici présentes.
Après le décor et l’intrigue, il est en effet grand temps de passer aux personnages.
Famille numéro un : la famille Braquemard
Eugène, quarantenaire effacé au regard bovin et à l’haleine vineuse, est père d’une famille banlieusarde et très conventionnelle. Cet homme aux sourcils épais, platement paisible et prévisible, est toujours habillé de la même manière. Pantalon en velours côtelé, chemise blanche et cravate qu’il porte sous un pull col en V de couleur sombre dont l’épaisseur varie en fonction des saisons.
L’individu se transforme tous les matins, lorsqu’il pousse la porte du bureau de Poste et enfile sa blouse grise de service. Son déguisement lui donne alors droit de vie ou de mort sur la correspondance envoyée en recommandé avec accusé de réception par ses concitoyens effrayés.
Tout est toujours trop lourd, trop gros ou trop petit, mal emballé, pas assez ou trop timbré. Devant son comptoir en formica jaune, la file apeurée tremble à la seule idée de devoir introduire une pièce de monnaie dans la fente de la machine à composter les enveloppes 21 x 29,7.
Son épouse, Marie-Antoinette, plus laide qu’intelligente, virago de premier choix, règne sur le tiroir-caisse de l’épicerie voisine et occupe le plus clair de son temps à vociférer contre les mamies hésitant entre boîtes de Sheba « Délices du Jour » ou celles de Gourmet « Perles Fines Tranches ».
Lorsqu’une grand-mère courageuse ose lui adresser une remarque sur son comportement, elle se voit affubler d’un chapelet d’injures et d’un mouvement de la main fort peu condescendant revenant à chasser une mouche inopportune, le majeur pointé au ciel.
En représailles, pour tous ces manques de savoir-vivre et de goujaterie, les cinq enfants de Marie-Antoinette et d’Eugène Braquemard furent mes premières victimes.
Famille numéro deux : les Bajoue
Tout le monde dans la commune connaît Ernest Bajoue. Principal client de la buvette du stade municipal, président de l’association des supporters du club, Ernest se gare devant mon portail tous les matins pour honorer la croupe lascive de ma voisine d’en face. Je ne peux donc sortir mon vélo sans me contorsionner et, plus grave, racler mes sacoches contre les piliers crépis. Certes, l’accouplement ne dure pas très longtemps (tout au plus dix minutes), mais perturbe considérablement mon emploi du temps puisqu’il m’empêche d’attraper le premier bus en partance pour Saint-Glanons.
De ce fait, je rate la correspondance suivante et n’arrive au marché qu’en fin de matinée, à une heure si tardive que je dois me contenter de trier les fruits et les légumes flétris parmi les cagettes abandonnées.
Ernest, un gaillard de deux mètres, aurait pu jouer dans un film de guerre ou un péplum pornographique sans dépareiller. Sa mâchoire lourde et carrée est hérissée de poils métalliques évoquant les prédateurs ataviques que l’on rencontre dans les bals du samedi soir, agglutinés autour du bar.
Affronter ce spécimen en face revenait à prendre de gros risques pour mon intégrité physique : j’ai décidé de contourner le problème en massacrant sa famille. N’ayant jamais frappé au hasard, il était indispensable de me faire une idée sur les caractéristiques intellectuelles et morales de son épouse. Loin de moi l’idée d’exterminer des enfants si leur mère était une sainte mariée à un gorille libidineux, que ce soit par inadvertance ou obligation.
Josiane Bajoue, née Fraguche, est aussi laide que Marie-Antoinette Braquemard, quoique plus intelligente et d’une méchanceté plus fouillée, plus exacerbée. Cette femme ressemble à une perruche dont le bec aurait été trempé dans le fiel.
J’ai donc décidé de la suivre afin de vérifier si son comportement était à rapprocher de son physique ingrat. À chaque occasion de la croiser dans une des boutiques du village, j’ai constaté que toutes ses phrases commençaient par « moi je », continuaient par « j’étais là avant vous » et se terminaient par « pauvre imbécile ».
Le fait qu’elle soit déléguée syndicale et inspectrice fiscale n’influa en rien ma décision : je n’ai jamais fait de politique et, ne payant pas d’impôts, encore moins demandé à l’administration une quelconque remise de pénalités.
J’étais cependant conforté dans mon choix d’éradiquer une lignée de sans-gêne.
Famille numéro trois : les de Palindrome de Richemond
Tout le monde le sait, Jacques-Henri de Palindrome de Richemond est maire du village.
Cette lignée commande aux destinées de notre communauté depuis Napoléon 1er, et sa fortune n’a cessé de grandir. Si on regarde de plus près, ce signe de bonne gestion est la conséquence du respect des règles de la consanguinité obligeant les aînés à épouser leurs nièces afin que leurs enfants se marient et se reproduisent entre eux.
Beau moyen d’éviter le morcellement des terres, n’est-ce pas ?
Ayant été conçu dans des circonstances similaires, je ne peux leur jeter la pierre, même si j’en veux à Jacques-Henri d’avoir mandaté la police municipale pour qu’elle m’enlève Adolf, mon pitbull bien-aimé, soupçonné de divaguer la nuit dans les ruelles du bourg et de mordre au hasard les imprudents ne respectant pas le couvre-feu instauré pour lutter contre le terrorisme.
Malgré mes vaines protestations et « pour faire un exemple », monsieur le Maire a exigé du conseil municipal de voter l’euthanasie de la pauvre bête. Devant la consternation de certains membres de l’opposition, il poussa le bouchon jusqu’à les menacer d’expropriation pour obtenir gain de cause.
Son épouse, Louise Philomène, est une personne de grande lignée par sa mère. Cette dernière accepta de prendre pour époux, durant la Seconde Guerre mondiale, un officier allemand venu se ressourcer dans la région pendant ses rares jours de congés. L’homme, prussien d’origine, décida de s’installer au château avec quelques amis lourdement armés, et prit en charge la gestion du domaine.
Sa rigueur, son sens de l’organisation permirent rapidement de remettre la propriété en ordre et d’y adjoindre les terres mitoyennes tombées en jachère en raison de la négligence de leurs propriétaires. Helmut (c’était son prénom) portait un monocle qui contribua à sa réputation au village. Sa spécialité était d’organiser des voyages en train pour les plus démunis.
Louise Philomène était une enfant chétive et blafarde dont les formes peu roboratives n’offraient aucun attrait. Élevée dans la tradition de la noblesse germanique, elle apprit le latin, l’hébreu et le grec ancien avant d’être enfermée dans un sanatorium pour mieux se dépêtrer d’une phtisie galopante et tenace. Elle garda de ce séjour une toux sèche et quasi permanente qui ne facilita pas son intégration dans la jeunesse paysanne qu’elle aurait aimé côtoyer.
Ce handicap l’éloigna de celles et ceux de son âge dont les parents n’étaient jamais rentrés des fameux séjours planifiés par son Prussien de père. Peu initiée aux joies de l’amitié, Louise Philomène cultiva en retour une haine tenace et froide vis-à-vis des gens n’appartenant pas à sa caste, c’est-à-dire à peu près tout le monde.
Elle rencontra son futur époux, Jacques-Henri, à la kermesse du patronage, un jour de Sainte-Jeanne-d’Arc.
Permettez-moi une digression, car je me dois de vous narrer une anecdote afin d’éclairer vos lanternes.
Ce jour-là, Jacques-Henri tenait le stand du brave curé Bonin (paix à son âme !) et était plus particulièrement responsable de la caisse. Lorsque le saint homme remarqua que toutes les brioches avaient été vendues, mais que ladite caisse était vide, il n’hésita pas une seconde. Ni une, ni deux ! Tenant le chenapan aristocratique par une oreille, il s’en alla d’un pas décidé porter plainte à la milice remplissant à merveille le rôle de police municipale. En chemin, ils croisèrent Louise Philomène et son père, Helmut. Devant tant de violence et une telle absence de discernement, la gamine proposa de rembourser le curé de l’argent soi-disant volé.
Son père, plus pragmatique, reconnut l’héritier des de Palindrome de Richemond. Plutôt que de gaspiller de l’énergie et du temps à convaincre le curé Bonin, il lui tira une balle dans la tête, réglant ainsi le litige à l’avantage de celui qui deviendra son futur gendre.
Les tourtereaux n’ayant à l’époque que 10 ans, les fiançailles durèrent plus que de raison. Le mariage eut lieu quatorze ans plus tard, après la troisième grossesse de Louise Philomène.
Les deux cousins germains eurent en tout dix-sept rejetons dont certains ne dépassèrent pas l’adolescence en raison de leur faible constitution et du manque chronique de nourriture. Seuls les plus costauds parvinrent à rester en vie.
Édifiant, non ?
Lorsque cette histoire me fut rapportée par des gens bien intentionnés je décidai d’ajouter à la liste des victimes les descendants encore vivants de cette lignée d’inutiles.
Sans compter les dommages collatéraux, j’avoue donc les crimes de quatorze enfants.
Tous ont été dépecés avec soin et, mis à part les premiers, n’ont pas souffert plus que de raison. En effet, au départ, n’étant pas assez entraîné, je dois avouer d’avoir utilisé du matériel de petite qualité acheté sur Le Bon Coin. Les lames des couteaux s’émoussaient et le manche des hachoirs, en bois reconstitué, ne facilitait pas la préhension dès qu’il était imbibé de sang. Maintenant que vous me connaissez mieux, vous imaginez que ces erreurs furent très vite corrigées.
Ma confession ne saurait être complète si je ne parlais pas des petites victimes.
Mis à part les quatre cadavres retrouvés dans le saloir de la chambre froide avec le corps de ma douce sœur Madeleine, que sont devenus les autres ? Ménager un quelconque suspense à ce sujet irait à l’encontre du but recherché par ma confession : les dix autres ont servi à confectionner de la farce pour les tomates vendues à la boucherie-charcuterie-traiteur du village.
Avec un peu de malchance, vous avez donc dégusté votre progéniture.
Cette fameuse farce est facile à réaliser. Tout le secret réside dans la cuisson à feu doux de la garniture aromatique qu’il convient de passer au hachoir au dernier moment.
Certains sont intéressés par la recette ?
Vous parez les morceaux d’épaule et de poitrine puis vous préparez la couenne, l’os et la gorge si nécessaire, sans enlever le gras. Il est alors indispensable de découper le tout en morceaux réguliers avant de suer la garniture aromatique dont je parlais avec les parures de viande. Vous hachez en utilisant une grille moyenne et regroupez les éléments dans un récipient de belle taille afin de laisser retomber les morceaux les plus épais. J’aime ajouter à ce stade de la préparation une panade d’œuf et de pain pour plus de moelleux. En principe, si on est puriste, le mélange des ingrédients se fait à la main ou au robot avec la queue de cochon. Certaines fois, pour varier le goût, je type la farce obtenue avec du porto ou du cognac et une pincée de fruits secs.
Vous avez noté ?
Après cet intermède culinaire, permettez-moi de vous donner des nouvelles de mon frère Godefroy. Ce fut mon complice, vous l’avez compris et, comme je l’ai déjà raconté, le coquin est aussi responsable du décès de notre sœur. Après ce drame, persuadé d’avoir été désigné par une puissance surnaturelle et barbue, il a quitté la France pour se retirer dans une forteresse en Syrie. Depuis, il médite et occupe son temps à initier les adolescents pouilleux et désœuvrés aux techniques de la décapitation. Nous sommes, malgré l’éloignement, restés proches.
Cet enregistrement est aussi pour moi l’occasion de lui dire tout mon amour.
Madame la Présidente, messieurs les Assesseurs, mesdames et messieurs les membres du jury,
Monsieur le Procureur de la République a sans doute clôturé ses réquisitions par une demande de condamnation à perpétuité qui, compte tenu des circonstances, honore son imbécillité d’un certain courage doublé de doses d’inconscience et, croyez-moi, je suis expert en ce domaine.
Vous avez ouï les attendus du représentant de la magistrature debout, des témoins et des experts en tous genres. Vous avez écouté avec intérêt les jérémiades pathétiques des avocats des parties civiles et, si j’avais pu les entendre, la douleur ressentie m’aurait comblé d’un bonheur rétrospectif et sincère. Comment rester de marbre ? J’aurais éprouvé une joie pure tout en regrettant de ne pas m’être surpassé dans l’unique but d’avouer encore plus de violence, de cynisme et de cruauté.
Dans le déroulé d’un procès normal, arrivé à ce stade, il ne resterait en principe qu’à entendre la plaidoirie de la défense. N’ayant pas les moyens de mandater un as du barreau, j’ai été dans l’obligation de me défendre seul.
Cet enregistrement était pour moi le seul moyen d’être entendu.
J’espère ne pas vous avoir déçus en vous l’imposant, et m’en être sorti avec les honneurs.
Permettez-moi de garder votre attention pendant encore une ou deux minutes.
Dans son immense bonté, Dieu a eu la bonne idée de m’incruster dans le crâne une tumeur primitive incurable, un glioblastome de belle taille, plus connue sous le nom d’astrocytome de grade 4, qui s’est amusée à me ronger toutes les facultés, y compris celles qui auraient pu me permettre de comprendre ce que vous me reprochez et d’en entendre le jugement.
Comme vous pouvez le constater, je suis sur le banc des accusés, le regard dans le vague, la tête sur le côté, et dans l’incapacité totale de faire autre chose que de me baver sur la poitrine.
Vous avez devant vous un individu inerte, vidé de toute substance. Dans ces conditions, la sentence que vous me réservez n’aura aucun effet sur moi, car je suis dans l’incapacité d’en mesurer les suites.
Je suis un absent mental.
Par voie de conséquence, je ne plaide pas les cas énumérés de manière limitative aux articles 122-1 à 122-8 du Code pénal abordant les causes de la démence, de la contrainte, de l’erreur ou de l’irresponsabilité.
Je ne me servirai pas de ces arguments inopérants pour me disculper.
Dans mon cas, vous l’aurez compris et même si vous le refusez, mon acquittement est évident, car il repose sur les fondements mêmes du droit romain.
Mon incapacité mentale, liée à la maladie, engendre une forme d’irresponsabilité applicable depuis le Moyen Âge jusqu’aux plus belles années de l’Ancien Régime qui a été confirmée, il y a quelques années, par un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation rendu le 11 juillet 2007, à la suite d’une jurisprudence bien établie.
Pour ne pas laisser subsister le moindre doute, je vais la citer :
« Attendu qu’il se déduit de l’article 6, alinéa 1, et de l’article 3, que lorsque l’altération des facultés d’une personne mise en examen est telle que celle‑ci se trouve dans l’impossibilité absolue d’assurer effectivement sa défense, le tribunal doit mettre fin à la détention provisoire de l’accusé concerné. »
Par ce seul motif, j’enjoins le tribunal à prononcer ma relaxe pure et simple.
Je propose à monsieur le Procureur d’aller en ce sens et de ne pas perdre son temps à gaspiller l’argent des contribuables dans un appel dispendieux de cette décision.
J’invite les parties civiles à pleurer de plus belle.
Maître… Merci pour votre assistance. Vous pouvez éteindre ce magnétophone : l’enregistrement est terminé et je n’y suis pour rien si la société n’a pas le droit au jugement de l’absent.
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