Mort à vie - Cédric CHAM chronique dora suarez

Ce qui importe, ce n’est pas d’être le plus fort, mais le survivant. Bertolt Brecht

Lukas coule une vie tranquille aux côtés de Camille et de leur fille Léana. Jusqu’au jour où tout vole en éclats : il est interpellé, et dans la foulée mis en garde à vue pour homicide involontaire… Voulant protéger son frère Eddy, Lukas va endosser une lourde faute qui n’est pas la sienne. Un choix terrible ! Pris dans cette spirale infernale, il se retrouve placé en détention provisoire. Fiché, numéroté. Écrou 52641. Ici, il va tenter de survivre entre Rudy et Assane, ses compagnons de cellule, dans un univers dont il ignore tout. Il va aussi devoir affronter Moussa et ses sbires… De l’autre côté des barreaux, Eddy, entouré d’une faune interlope, s’enfonce toujours davantage… Chacun construit sa propre prison. Personne n’y échappe…

Un roman intense, mais aussi bien plus qu’un roman noir, une tragédie, une tragédie au sens littéraire du terme répondant aux codes ancestraux ou pour le moins à une grande partie de ces codes.
Aristote est le premier à parler de la fonction cathartique ( = qui purge, qui produit une action purificatrice et libératrice) de la représentation esthétique :  » La tragédie est donc l’imitation d’une action noble, conduite jusqu’à sa fin et ayant une certaine étendue(…) ; c’est une imitation faite par des personnes en action et non par le moyen d’une narration, et qui, par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre » (chap. 1449 b25). Ainsi, la terreur et le pitié éprouvées devant le sort des personnages se dépassent dans la contemplation d’une action noble et belle :  « Ce que le poète doit procurer, c’est le plaisir qui, par la représentation, provient de la pitié et la frayeur »    ( chap.1453 b12).

Ainsi, le spectacle des passions des « grands », sublimées par l’héroïsme ou déformées par le vice, suscite dans le public un double sentiment de pitié et de terreur. S’identifiant au héros par l’effet d’illusion, mais protégé du tragique par l’effet de distance, le spectateur éprouve et rejette en même temps ces passions génératrices de souffrances et de destruction.

« C’est le combat montré d’un homme contre ce qui le dépasse, et qui est plus grand que lui, et l’héroïsme se gagne à se montrer plus grand encore que ce qui tue à coup sûr, le tragique est aussi exaltant qu’il est terrifiant, l’épouvante et la pitié enseignent, élèvent et rassérènent, car c’est montrer, derrière le malheur qui terrasse, une grandeur qui élève ». (Wladimir Troubetzkoy- Littérature comparée- Le cœur de la tragédie, son essence, ce qui fait sa particularitéPresses Universitaires de France).

Le tragique, c’est en effet le combat de l’homme- du personnage qui l’incarne- contre une force supérieure qui le dépasse, c’est la liberté de se rebeller même en vain.  » Ce qui est beau et exaltant pour le spectateur, ce n’est pas le malheur et l’écrasement du héros par plus grand que lui, par l’ordre des Dieux (…), c’est le regard lucide sur les fautes des personnages et sur la noblesse de la lutte, même vaine, du héros à qui, s’il perd le droit à la vie, reste du moins la grandeur, le droit de mourir grand ».

La “faute” à l’origine de ce roman est un classique de la tragédie de par sa traitrise et par la dualité des sentiments que cela entraîne, l’amour et la culpabilité d’un côté, l’amour et l’impossibilité à pardonner de l’autre. Une dette éternelle est alors mise en jeu au travers d’une descente aux enfers qui doit conduire à un bain de sang…ou alors pire…car les morts reposent, mais ceux qui restent continuent à endurer.

Bien plus qu’un roman carcéral, nous sommes en effet en immersion dans le milieu pénitentiaire, dans le quotidien pénitentiaire avec ce qu’il a de plus sordide et aussi de plus aidant.
Ce qui frappe c’est le leitmotiv “tu verras, tu t’habitueras”, car plus on s’éloigne de ses repères sociaux habituels, plus on se rapproche de ce qui reste, les repères d’incarcération, les premiers se perdent, les seconds s’imposent jusqu’à devenir les seuls susceptibles d’apaiser.

Cédric CHAM “chante ce roman comme un slam”, une écriture nerveuse, rythmée, essentielle, parfois envahie par les choeurs que sont les promenades dans la cour de prison, les bruits incessants de la ville, l’assourdissement des musiques de boîtes de nuit entaillés des coups de feu, des cris de rage ou de douleur.
La tragédie antique telle que définie par les auteurs grecs vers le Ve siècle devait toujours comporter des chants et se présenter sur une scène avec un esprit de “communautarisme”.
Cédric CHAM nous offre une représentation d’une vie tragique à laquelle il nous invite à communier par la lecture.

Un immense BRAVO !

Ludovic Francioli