Mr Claude MESPLEDE m’a offert lors de la création de Dora-Suarez cet interview exclusive, me disant qu’il aimait cette entreprise vis à vis du roman noir, je lui en suis extrêmement reconnaissant. J’ai pris du temps pour partager ce cadeau, considérant qu’il pouvait m’être réservé. L’orgueil n’est pas de mise, Dora-Suarez a d’abord une mission de partage, donc…

 

Interview de Robin COOK par Claude MESPLEDE

 

Vous êtes né je 12 juin 1931 à Londres, dans une famille aisée je crois… Pouvez-vous me parler un peu de votre enfance ?

Oui je suis né à Londres. Je suis le fils aîné de la famille, j’ai un frère plus jeune. Mon père était un industriel, grossiste dans le textile. Il avait hérité de l’entreprise familiale dans la City et en effet mes parents étaient assez riches. Je ne me suis jamais bien intégré à mon entourage familial. On me disait toujours que je parlais beaucoup trop et que je posais trop de questions. Vers la fin de sa vie, mon père, avec qui je m’entendais plutôt bien à cette époque, m’a dit : « Tu sais, nous voulions vraiment avoir seulement des enfants ordinaires ». Je pense qu’ils sont les plus difficiles à trouver dans le tas.

Ma mère était américaine, bien que née à Paris où son père était chanteur à l’Opéra avec Caruso, à l’époque. Elle était polonaise d’origine et sa pensée restait plus nuancée que celle de mon père. Elle avait assisté au tremblement de terre de San Francisco à l’âge de quatre ans et voyageait toujours étant enfant… peut-être cela y était-il pour quelque chose ?

 

Vos études se sont déroulées d’une façon assez bizarre ?

En effet, j’entrai à Eton 1944. Dès le début, cet établissement et moi étions en bisbille is le début et nous nous séparâmes plutôt brutalement quand il eut cinq cents ans et moi seize, mettant ainsi fin à un mariage impossible. Je fus recommandé pour être admis à la “ Christ Church Oxford ” mais je n’y mis jamais les pieds, préférant goûter aux attraits de la capitale britannique durant le peu de temps qu’il me restait avant d’être appelé à accomplir mon service militaire, à dix-huit ans. Toutefois, pour en revenir brièvement à Eton, laissez-moi vous dire que j’étais un bon élève en latin et grec, quoique irrégulier et que j’étais un grand lecteur. Il y avait des complications à ce sujet parce que la langue anglaise n’était pas une matière enseignée… On était supposé la posséder à fond et notre anglais était censé s’améliorer à travers des études de Cicéron, Tacite, Hérodote… Parfois, on nous lisait les classiques et nous étions obligés d’apprendre par cœur des morceaux entiers de Tennyson et de Wordsworth. Ce qu’on apprenait sur la littérature moderne dépendait de notre directeur, mais les auteurs étrangers, à part Victor Hugo, si je me rappelle bien, étaient plutôt mal vus. Bien sûr, il y avait la guerre, mais je ne pense pas que cela faisait beaucoup de différence.

 

Que faisiez-vous avant d’écrire et comment vous est venue cette passion ?

J’ai décidé que je voulais devenir écrivain lorsque j’avais onze ans. Je me rappelle très bien de ce jour-là. C’était un dimanche matin à l’école et je revenais de l’église à pied, avec un de mes amis, Richard Gregson Williams, qui avait une sœur dont j’étais profondément amoureux. L’école avait été transférée dans le Devon, dans une maison de campagne de style géorgien qui s’élevait dans un parc et la promenade de retour était très agréable. Nous devions passer devant un édifice bizarre, une sorte d’arche en forme de coquille Saint-Jacques avec à l’intérieur, un banc pour les amoureux. Je me revois en train de me proposer d’écrire un poème là-dessus. Je l’avais baptisé d’une façon que je croyais excitante “ L’Arche ” et ce fut le premier poème d’une interminable série que j’écrivis jusqu’à vingt-deux ans. Un seul fut publié dans Pavillon, une revue éphémère. Ce poème’ était le pire du lot. J’avais alors seize ans. J’ai aussi écrit des nouvelles, principalement des histoires de fantômes. Comme mes poèmes, elles étaient épouvantables et j’ai l’horrible pressentiment que quelques-unes ont fini à l’Université de Boston où le département des archives spéciales entrepose tous mes manuscrits existants Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’à l’âge de vingt-deux ans que j’ai décidé d’améliorer ma technique d’écriture aussitôt après avoir inscrit une lettre majuscule au début de chaque ligne. C’est à ce moment que j’ai commencé à écrire des romans. Comme pour mes poèmes, le seul domaine où j’enregistrai quelque résultat honorable, fut celui de l’effort laborieux. J’ai écrit six romans, dont un à Paris où je logeais dans une chambre au 9 de la rue Gît le Cœur. Lorsque je suis reparti pour Londres, j’avais une pile de manuscrits, haute de deux pieds. C’était tout à fait illisible, comme me l’a confirmé un ami du Sunday Express qui partageait ma chambre en 1955 : “ revue ”. C’est le seul conseil littéraire que j’ai toujours essayé de suivre. À cette époque, j’ai aussi envoyé une nouvelle au poète Stephen Spender alors rédacteur du magazine Encounter. Il la refusa mais m’envoya une lettre délicieuse et chaleureuse dans laquelle il me disait que j’avais beaucoup de talent mais que je devais trouver un sujet valable sur lequel je puisse écrire. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à voyager. Le goût ne m’en avait jamais quitté. Je m’étais disputé avec mes parents (nous ne faisions pas grand-chose d’autre lorsque nous nous rencontrions) et je n’avais pas d’argent. Mais c’est drôle, à cet âge, je ne m’en préoccupais guère. J’étais convaincu que je finirai par réussir comme écrivain et je me contentai de faire toutes sortes de boulots pour boucler mes fins de mois tandis que je voyageais en Europe. De toute façon, j’ai toujours été très chanceux sur le choix de mes amis, particulièrement de mes petites amies et il n’y a rien de tel qu’une femme sympathique et travailleuse pour avoir pitié d’un jeune homme ambitieux.

 

Ce goût des voyages vous vient de quoi ?

Aussi loin que je puisse me souvenir, j’ai toujours désiré voyager particulièrement en Europe. Ma mère étant née à Paris parlait le français. Mais moi, je n’avais jamais jusqu’à l’âge de vingt ans, quitté l’Angleterre… jusqu’à ce que je parte en Allemagne quinze jours comme première classe C’est ainsi que cela a commencé et je vis depuis, de ce côté de la Manche, en effectuant de brefs séjours à Londres.

 

Comment avez-vous vécu la guerre ?

Heureusement sans incident. Nous vivions entre Londres et la côte du Kent et jusqu’à ce que je sois évacué, nous avons été bombardés pas mal de fois. Sans incident … sauf pour une chose : au début de 1941, un de mes oncles que j’adorais, fut torpillé et tué dans l’Atlantique. Cet événement a renforcé la conviction, qui ne m’a jamais quitté depuis, que la vie est une expérience totalement hasardeuse. Elle rend complètement absurde selon moi la notion de religion telle qu’elle est généralement enseignée et comprise … si tant est qu’elle ait jamais été comprise.

 

Parlons un peu de la France. Voici huit ans que vous y habitez, pourquoi ce choix pour un grand voyageur ?

J’aime profondément mon pays d’adoption et je me sens terriblement à l’aise avec les Français : leur cuisine, leurs vins, leur logique cartésienne et leur réalisme absolu, leur architecture… Le seul auteur moderne qui m’ait emballé dès que j’ai commencé à le lire fut Jean-Paul Sartre. Je n’avais jamais réalisé auparavant qu’il était possible d’écrire de la sorte… la manière directe, originale, simple de regarder le quotidien frappe le lecteur comme un jet de lumière. Bien que je fus étudiant en philosophie durant un temps, son travail en ce domaine reste plutôt impénétrable mais j’accorde une mention spéciale à son recueil de nouvelles : Le Mur. Après l’avoir lu je ne sais combien de fois, et je le lis encore bien que le sachant par cœur, je me suis servi de sa vision du style comme d’un paradigme et je l’ai utilisé, tel un tamis, à travers mon propre travail, laissant de côté les quatre cinquièmes de ce que j’écrivais. Ensuite j’ai passé une longue période à m’analyser ainsi que la façon dont je considérais les choses survenant autour de moi, dans le but, si c’était le cas, de découvrir ce qui m’avait rendu différent. J’écrivais en adoptant ce point de vue. Simultanément, j’essayai d’acquérir de l’expérience dans tous les domaines possibles, en tenant compte particulièrement du milieu dans lequel j’avais grandi. De 1950 à 1960, je voyageais beaucoup : France, Italie, Espagne, Portugal, USA (où je me suis marié pour la première fois). Lors de mon retour en Angleterre en janvier 1960, je découvris que ces satanées vieilles années 50 étaient bien finies et qu’un grand nombre de choses avaient totalement changé. La musique, la morale, l’emprise des “ classes supérieures ” moribondes sur la littérature, pour ne citer que cela.

 

C’est sans doute ce changement qui vous a conduit à écrire votre premier roman Crème anglaise (The Crust On Its Uppers) qui constitue une sévère peinture de ces classes “ supérieures ” ?

Dans ce contexte de changement, un grand nombre de jeunes gens de mon âge qui avaient été élevés dans des écoles chics comme moi-même et avaient renié la tradition, avaient changé à leur tour. Ils s’étaient disputés avec leurs parents. Ils étaient pleins d’énergie et d’esprit d’entreprise… seulement à présent au lieu de travailler au Foreign Office ou à l’entreprise familiale, ils pratiquaient la fraude, la contrebande d’armes. Ils avaient des femmes en quantité industrielle, organisaient des fêtes sans fin qu’ils payaient parfois ou ne payaient pas. Pour résumer disons qu’une grande fenêtre s’était ouverte sous un coup de vent inattendu et c’est dans cette atmosphère que mon premier roman -dont la traduction littérale du titre est, je crois “ l’aristocratie fauchée ”) est né. Les fils d’un Comte traînaient à la dérive à Tanger ou se mariaient dans des bateaux de pêcheurs au large de Gibraltar : ils se suicidaient ou faisaient sauter la cervelle à d’autres personnes, étaient très souvent arrêtés. Ils fréquentaient également de grands criminels et mélangeaient le jargon du « milieu » au langage correct appris à l’école. Et cela avec une facilité qui surprenait les truands eux même. Ils portaient un intérêt particulier au jeu – illégal en Angleterre à l’époque – et se faisaient ainsi plumer par les gredins qui avaient de l’argent, mais ne pouvaient se montrer à cause de leur casier judiciaire, la police et les “mimiles ”, qui eux disposaient de la façade et des relations nécessaires pour organiser des parties de baccarat à des adresses choisies. Ils se retrouvaient tous pour jouer, abolissant d’un coup davantage de barrières sociales qu’aucun gouvernement n’a jamais été capable de le faire. Que c’était drôle ! Et comme je regrette l’Angleterre d’il y a vingt ans… le souffle nouveau s’éteignit, comme d’habitude, à cause de trop nombreux imitateurs qui ont pris le train en marche et ramené l’originalité vers la médiocrité, laquelle à mon avis règne toujours.

 

Mais pour ce livre, vous avez dû utiliser des exemples réels ?

Des gens dont je parle dans Crème anglaise, je pourrais citer Charles de Silva, un célèbre escroc qu’on appelait toujours « le colonel » et dont l’oncle était le Haut-commissaire de Ceylan; Kim Waterfield, autre redoutable escroc, et le Comte de Lucan qui a totalement disparu, après avoir fait sauter la cervelle de la nurse de ses enfants, laissant derrière lui d’énormes dettes de jeu. J’étais à l’école avec lui.

 

J’ai lu dans Contemporary Authors un article qui vous est consacré et qui indique que vous seriez un “anarcho-libéral ”. Cela veut dire quoi exactement et cela se manifeste-t-il dans vos livres ?

Ce que je viens de dire explique pourquoi je me suis qualifié d’anarcho-libéral, mais je voudrais ajouter ceci : j’ai toujours éprouvé un profond intérêt pour la politique des pays que je traversais, mais je n’y ai jamais participé. Je ne conçois pas du tout cela du ressort d’un écrivain. Sa tâche me semble-t-il, est d’analyser et de décrire en termes de comportement, les contorsions auxquelles doivent se livrer des individus de toutes sortes, poussés par les hommes politiques du parti pour lequel ils ont voté. L’écrivain est un observateur idéal, qui peut critiquer ce qui arrive, l’apprécier, s’en plaindre ou plus probablement, en rire aux larmes et encourager les autres à en faire autant. Il devrait préciser aussi dans ses écrits ce qu’il croit qu’il va arriver si une tendance donnée est appelée à s’imposer.

Je me rappelle qu’une fois, j’étais interrogé sur mes opinions politiques par un monsieur trop sérieux. Je lui ai répondu que j’étais anarcho-libéralà dessein, sachant fort bien que ce terme ne veut rien dire. Aucun écrivain ne peut résumer ses opinions en se prétendant tout bonnement “ socialiste ” ou “ conservateur ” à moins qu’il ne s’agisse d’un fâcheux. J’essaie autant que je le peux, de contribuer à la promotion du bonheur humain ou à la justice sociale. Tout cela par mes écrits. Et beaucoup de gens ne l’apprécient pas. J’ajoute à ce propos que je n’écris jamais en visant un marché précis, mais seulement en disant des choses que je sens devoir écrire, ce qui n’est, bien sûr, pas la même chose. Ainsi je n’ai jamais voté à une élection, pas seulement parce que je suis habituellement à l’étranger, mais parce que comme je le dis, je ne conçois pas l’élection d’une bande de raseurs comme faisant partie de mon devoir de citoyen. En fait ceci n’est plus tout à fait vrai. J’ai voté aux élections anglaises de 1974 car je voulais enfin savoir à quoi ressemblait l’intérieur d’un isoloir. J’ai choisi les conservateurs, étant sûr de leur défaite… ce qui est arrivé.

Une dernière remarque à propos de la « Haute société ». On ne devrait jamais penser, en Angleterre tout au moins, qu’elle n’est pas intéressée par l’argent. Comme je l’ai dit quelque part dans The Legacy of the Stiff Upper Lip, c’est grâce, seulement à son amour du confort matériel qu’elle est arrivée où elle est, et encore aujourd’hui, son flair est grand pour dénicher les bonnes affaires. Ma propre expérience de ce milieu m’a appris, qu’à la différence de toute autre classe sociale en Angleterre, celle-ci n’hésite pas à s’écarter de son chemin pour prendre des risques, généralement inutiles, alors que les autres individus sont forcés eux, de les prendre, de par la nature de leur travail. Ce qui n’est pas du tout pareil. Je préfère de loin les hommes et femmes qui prennent des risques car ils savent qu’ils n’ont pas le choix.

 

Parmi les romanciers que vous aimez, y en a-t-il qui vous ont influencé ?

Dans le domaine du roman policier, l’écrivain qui m’a sans conteste le plus influencé, a été Raymond Chandler. Je n’ai jamais rien lu qui l’égalait dans le genre, pas même Simenon. Philip Marlowe me paraît être la quintessence du héros dur, sensible, solitaire, courageux, qui, une fois qu’il a senti que quelque chose ne tournait pas rond dans une affaire de meurtre, ne l’abandonne jamais. Et Chandler est un des rares écrivains, tous domaines confondus, qui puisse décrire la mort de façon convaincante. Je suis sûr que la plupart des écrivains n’ont jamais vu quelqu’un mourir violemment.

 

En 1983, vous allez publier deux titres dans la Série noire. Pouvez-vous m’en dire quelques mots ?

Le premier a été écrit en 1981, l’autre en 1982. Ils ont tous deux en commun une chose : le personnage principal a, ou a eu, une grande maison dans le Sud-Ouest de la France, dans la région où j’habite actuellement. Le premier, Le soleil qui s’éteint (Sick Transit) raconte l’histoire d’un garde du corps dont la femme a été tuée par une bombe qui lui était destinée. La bombe était placée dans une voiture par un groupe de terroristes arabes d’extrême gauche infiltré à Londres par l’intermédiaire de l’Union Soviétique. Les victimes de ce groupe sont invariablement de riches pétroliers arabes en visite ou toute autre personne ayant des intérêts dans le pétrole. Le livre raconte l’enquête couronnée de succès, menée par ce garde du corps pour retrouver les assassins de sa femme tout en travaillant sur une affaire qui n’a apparemment aucun lien avec ce qui le préoccupe. Le second livre, On ne meurt que deux fois (He Died With His Eyes Open), met en scène un sergent détective qui travaille avec la police métropolitaine de Londres dans un département appelé A.14 (morts inexpliquées). Suite à une pénurie de personnel qualifié, il se retrouve à travailler toujours suivant sa propre initiative…. Ce que de toute façon, il préfère. Ici, il enquête sur l’affaire d’un homme d’âge moyen, misérablement vêtu, qui a été battu à mort sans raison apparente et jeté dans des buissons derrière une haie, dans une rue de l’ouest de Londres. On a retrouvé le cadavre à l’heure de pointe. Parmi ses affaires, notre policier découvre quelques cassettes et pas mal de notes écrites. Il écoute les cassettes pour essayer de découvrir un indice et sera indigné par ce qui est arrivé au défunt. Par l’intermédiaire des cassettes, le mort va parler durant tout le livre, par intermittence. Grâce à cela l’identité du criminel sera découverte. Quant à ce qui est d’apporter des preuves …

 

Avez-vous d’autres projets ?

J’ai une idée en tête pour un autre livre. Je suis en train de prendre un tas de notes. Mais je préfère n’en pas parler. Je crois que ça porte malheur de parler de ce qui n’est pas encore écrit.

(Recueilli par Claude Mesplède en janvier 1983)