Nouvelle de Ludovic Francioli, tirée du volume 4 de la collection Dora-Suarez-présente…, Irresponsable ?, ISBN 978-2-913897-63-2, éditions AO – André Odemard 2017. Mise en ligne avec l’aimable autorisation de l’auteur et des éditions AO.

J’ai un peu de difficulté à me situer.
Je ne parle pas que de ma position dans l’espace, je veux parler du temps.
Pas vous ? Moi, j’ai du mal avec le temps, celui qui passe… Pas la météo.
C’est normal quand on est aveugle.

La nuit, le jour, le matin ou le soir, pour savoir où j’en suis, je compte. J’essaie de trouver une logique dans les secondes.
Je procède ainsi depuis mon quatorzième anniversaire mais, à force, c’est devenu décourageant. Alors, j’ai décidé qu’il m’importait de connaître mon âge.
En plus, il ne veut pas me le dire.
Aujourd’hui pour mes… mes… en fait, je sais pas et je m’en fiche car (ça, j’aime le répéter souvent) « Ça aurait pu être pire ! »
Passons à autre chose. J’aime bien utiliser le verbe « passer.» Il est commode… Passer ici où là, passer un moment. Passer sans se surpasser, passer l’arme à gauche.
Mis à part mon handicap, je vais plutôt bien mais j’ai quand même un problème avec la gentillesse.
Quand on ne voit pas, on est incapable de déchiffrer un sourire. Le seul moyen pour s’en sortir est de se fier aux sons, aux intonations. C’est un exercice difficile car la concentration est bousculée par tout un tas de pensées folles : Quelle parfum a le mensonge ? Quel bruit fait un falsificateur d’émotions ? Est-ce un craquement ? Un grincement ?
Quand je lui en parle, il dit que non. Pour lui, tout ce que j’ai entendu avant d’être ici existait bien. Tout était réel. Il affirme que mon esprit n’a rien inventé. Les cris, les coups − enfin, pas les coups, les rapports physiques − , les proximités imposées, les bousculades, la transpiration, les odeurs… Ah, les odeurs ! Si vous saviez ! J’en ai des milliers dans les narines mais je suis capable de les reconnaître toutes.
Pour ne pas perdre de temps à décrire ma situation, on peut dire que je suis passée du fumet nauséabond de la merde aux arômes subtils des fleurs, sans pouvoir me l’expliquer.
Hier, allongée sur matelas, j’encaissais une nouvelle volée d’invectives avec un fond sonore de portes qui claquaient au milieu d’engueulades tonitruantes et de fracas de vaisselle. Aujourd’hui, j’écoute Verdi ou Depeche Mode et il me lit Malfront.
Vous ne connaissez pas Malfront ? Quel dommage !
J’aime bien l’histoire de ce village protégé par un chêne qui a pactisé avec le diable. Je la connais par coeur mais il m’arrive parfois d’en perdre le fil. C’est agréable de se laisser flotter dans un monde imaginaire tout en restant accroché à la douceur d’une voix grave même si la moitié des mots qu’elle prononce est incompréhensible.
Je l’entends loin devant moi. Je sens qu’elle exige quelque chose sans qu’il me soit possible de savoir quoi.
Les soirs, quand il ne lit pas, il me parle de ce que la vie m’a toujours refusé. D’après lui, des certaines familles prendraient soin de leur aveugle… Je n’y crois pas trop… Moi, j’ai appris le Braille. J’ai essayé de lire des trucs avec mes doigts, mais c’était compliqué. De toute façon, ça sert à rien puisque je préfère écouter sa voix.
Sautons du coq à l’âne…
Je vais tenter d’être plus précise.
D’abord, je vous ai raconté des bêtises : c’est pas vrai… je ne perds pas la notion du temps. J’ai dis ça comme ça… En fait, j’aimerais bien que quelqu’un me plaigne, gémisse sur mon sort.
« Pauvre gamine aveugle ! Enlevée à quinze ans ! Disparue depuis des années ! Mon Dieu ! Depuis combien de temps dites-vous ? Suffisamment pour souffrir, pour être oubliée ! »
Bon, vous voyez le genre ?
À propos, il faut combien de temps pour être oubliée ? Personne n’a jamais su me répondre. De toute façon, oublier revient à s’arranger avec soi-même.
À ce propos, me revient à l’esprit ce que marmonnait mon oncle Francis quand il n’était pas trop saoul : « Il faut que je me fasse oublier un certain temps, parce que ça commence à devenir chaud ! » Ça signifiait quoi, « devenir chaud » ? Tonton était bien le seul à piger.
J’en étais où ? Ah oui, le matelas, les bousculades, les odeurs de soupe aux choux, de sauces, de vin, de bière et de cigarettes froides… Les cris, les voix.
Aujourd’hui, après avoir longuement réfléchi, quand j’essaie de me rappeler toutes ces voix qui m’entouraient, aucune ne se distingue des autres, que ce soit celles de mon père ou de mon oncle. Même celle de ma mère n’est plus audible. Elle s’est mélangée avec les autres dans une bouillie de souvenirs sans queue ni tête.
Dans ma tête, elles font toutes le même bruit.
Tout ce que je sais, c’est que je ne connais pas celles de mon frère ou de ma soeur.
Fille unique, j’étais le seul fardeau d’une famille qui avait mauvaise haleine.
L’aveugle !
Et PAF !
Un soir je me suis endormie dans mon noir habituel, un trou sans fond, un vide sans parois. Le lendemain, j’ai ouvert les yeux dans ce qui me semblait être un paradis. L’air transportait une multitude de senteurs que je ne connaissais pas.
Sauf une.
C’était celle de l’herbe. Celle-là, je l’ai tout de suite reconnue parce que sous notre immeuble, il devait y avoir un carré de pelouse. Une fois par mois un bruit de tondeuse montait jusqu’à moi et une stridulation pétaradante accompagnait l’odeur envoûtante de pré fraîchement coupé.
Depuis la dernière fois, je pense qu’une année a dû s’écouler.
Il m’accompagne une fois par semaine dehors. Je dois sortir pieds nus pour, dit-il, que je puisse ressentir les saisons et me fabriquer ainsi un calendrier interne. Jamais il ne me touche. Il se contente de m’accompagner, de me donner la direction à suivre. D’après lui, c’est le seul moyen d’éveiller mes sens. Au début, je n’y croyais pas trop mais il a raison : ça fonctionne de mieux en mieux.
Une fois, j’ai marché dans la neige. C’était horrible ! J’ai de loin préféré la sensation de patauger dans la boue, même si je me suis égratignée la plante des pieds sur des cailloux. La sortie suivante, en glissant sur de l’herbe, je me suis raclé le coude… Hier, le sol était mouillé. Ça caillait fort !
Tout ça mis bout à bout, ça fait presque un an.
Beaucoup de choses ont changé. Comme je l’expliquais, avant, les portes claquaient, des gens entraient et sortaient, s’invectivaient, se marraient ou se disaient de l’amour. Maintenant, quand il vient, je suis toujours éveillée et j’avoue ne pas comprendre comment il se débrouille pour ne jamais me surprendre dans mon sommeil.
Il m’apporte mon petit déjeuner et le sien. Il tient beaucoup à ce que nous partagions nos « collations. » Ensuite, il me propose −Il « propose » toujours− de me lire la Presse. Nous abordons tous les sujets, tous les articles.
Il m’a lu un communiqué annonçant l’interdiction de fumer dans les lieux publics. Je m’en fiche, je ne fume pas. Autre info, musicale celle-là : un certain Polnareff revient chanter en concert… Connais pas ce type. Il dit qu’il me fera écouter… D’après lui, le gugus à une voix capable de grimper dans les aigus… On verra bien, mais je crains le pire. Les soldats Britanniques quittent l’Irlande du Nord… Non, sans dec’ ? Étant donné que ne savais pas qu’ils y étaient entrés, ça me fait une belle jambe. Côté politique, un dénommé Sarkozy à été élu Président de la République. Ce qui me surprend, c’est qu’avec un nom pareil, on est Président de la Hongrie ou de la Pologne, mais pas de la France… Vous n’êtes pas d’accord avec moi ? Au fait, c’est vrai que le gars en question a viré sa légitime pour se casser avec un mannequin ?
Trop fort, le mec !
Il dit qu’il me raconte tout ça pour ma culture générale mais je l’entends sourire à mes questions. C’est ce qu’il appelle la futilité de la jeunesse.
Depuis ces derniers mois, je me suis fait une raison : Il ne quittera jamais mon espace. Je ne le vois pas mais je le sens, avec ou sans parfum. Lui non plus, ne fume pas.
Nous passons nos journées tous les deux, dans un environnement plutôt agréable et qui à l’avantage de ne pas être confiné. J’ai l’interdiction d’en sortir sans qu’il soit là. Quand j’ose lui poser la question, la réponse fuse, ferme sans être cinglante : « Pour aller où ? Pour faire quoi ? »
Pour comprendre ce qui m’arrive, il me faut revenir un an en arrière… Enfin, « un an » d’après mes calculs.
Le premier jour, à mon réveil, j’ai senti un parfum d’herbe coupée… J’ai déjà raconté tout ça… Au milieu de cette odeur agréable, j’ai entendu sa voix. C’était étrange… un peu comme si elle avait toujours été là, dans ma tête, dans mes oreilles. C’était une voix feutrée, presque cachée.
Il ne m’a pas dit bonjour ni ne s’est présenté. J’ai juste eu droit à une phrase de bienvenue qui aurait été lugubre si elle n’avait été déclinée sur le ton d’une grande bonté : « À partir d’aujourd’hui, tu vis ici, seule avec moi. »
Comme je ne savais quoi répondre, il a continué.
« Je t’ai achetée ou, pour être plus juste, louée pour une période déterminée. Tu as quatorze ans et tu resteras avec moi jusqu’à ta majorité. Le jour de tes dix-huit ans, tu pourras te prendre en charge et feras comme bon te semblera. Tu choisiras d’être responsable ou irresponsable. Nous aurons le temps d’aborder ces sujets plus longuement. Pendant ces quatre années de vie commune, la règle sera simple : je ne te toucherai jamais et je t’interdis de me toucher ou même d’essayer de le faire. »
Il marqua une pause qui durera une éternité.
Je l’entendais, je le sentais se déplacer autour de moi. Peut-être me mettait-il à l’épreuve ? Attendait-il une réaction de violence ou d’effroi ? Il ouvrit et referma une fenêtre, remua quelques chaises. L’eau coula d’un robinet. Je ne sais dire s’il s’était servi à boire en tous les cas, il ne me proposa rien. Quand les ressorts du canapé ou d’un fauteuil grincèrent, il gémit en s’asseyant.
« Mon Dieu ! » ai-je pensé… « Un vieux ! »
Il poursuivit son monologue sur le même ton monocorde.
« Je vais te décrire à quoi ressemble l’endroit où tu vas vivre et de quoi il se compose. La pièce principale, appelons-la « chambre salon », mesure environ 75 m². Tu es assise sur un lit de 90 cm de large et, au pied, à une distance de 5 mètres en te dirigeant vers la droite, tu trouveras une porte ouvrant sur un cabinet de toilette. Ce n’est pas très grand mais tout est à portée de la main. La douche est au fond. C’est une douche italienne, pour gagner la place de l’ouverture. Je te laisserai t’habituer aux réglages de la robinetterie. La « chambre salon » est meublée de deux canapés, de deux fauteuils, d’une grande table en bois et de deux chaises. Les coins de la table ont été percés pour accueillir une bouteille de rafraîchissement. Après la table, sur la gauche en longeant le mur, tu passeras devant une fenêtre impossible à ouvrir. Vient ensuite la bibliothèque. J’y est rangé des ouvrages en braille et des CD, livre ou musique. La minichaîne stéréo est à côté de la télévision sur l’étagère du milieu. Ne t’inquiète pas, au départ, je te guiderai pour que tu ressentes les lieux et les objets. Question intendance, je subviendrai à tous tes besoins et tu pourras sortir régulièrement de la maison, à condition que je t’accompagne. J’allais oublier…Près de ton lit, tu trouveras une penderie de belle taille avec des portes coulissantes. Prends garde de ne pas te coincer les doigts ! Tous les vêtements dont tu as besoin y sont rangés. Si tu en veux d’autres, je les achèterai. Petit détail qui n’aura pas grande importance à tes yeux, ils sont tous blancs. »
J’étais interloquée. Incapable d’articuler un début de phrase ni même d’organiser les prémices d’une question. Il dut s’en rendre compte :
« T’en fais une drôle de tête ! C’est normal, mais tu t’habitueras. Ne perds pas ton temps à essayer de me demander comment tu es arrivée ici, tu n’obtiendras jamais de réponse. Je veux simplement que tu saches deux choses. Primo, les souterrains d’Internet regorgent de possibilités de toutes sortes et deusio, personne n’a abusé de toi pendant ton transfert jusqu’en ce lieu. »
Nouveau silence. Moins long, cette fois-ci.
« Maintenant, je te propose que nous prenions ensemble notre premier petit déjeuner. Je t’invite à te lever et à te diriger vers ma voix. Tu feras douze pas avant d’atteindre la table et la chaise. Tu ne risques rien, la route et libre devant toi. Demain, j’irai chercher ta canne d’aveugle… Hier, j’étais tellement perturbé que je l’ai oubliée. Quel idiot ! »
Les règles étaient posées.
Je n’avais rien à ajouter. De toute manière, son discours m’avait cloué le bec. J’ai donc fait comme il me l’expliquait, ce premier jour et les jours suivants.
Les semaines et les mois passèrent.
En fait, c’était plutôt agréable. La « maison » sentait bon. La nourriture, sans être abondante, était bonne, il me lisait des livres, on « regardait » la télé… J’adorais quand il me racontait la vie des gens célèbres, surtout les peintres et les sculpteurs. J’avoue d’ailleurs une préférence pour ces derniers. Avec mon handicap, il est plus facile de ressentir l’émotion d’une statue que d’en imaginer les contours sur une toile.
Tout ça était si nouveau pour moi, que je me sentais devenir un peu plus intelligente tous le jours. Il est vrai que je partais de loin !
Nos échanges étaient empreints de réserve et de politesse mais je dois reconnaître que l’envie de le questionner m’obligeait à me mordre la langue de plus en plus souvent. Ce besoin devint obsessionnel au bout d’un temps qu’il m’est difficile d’évaluer. J’avais envie de savoir son âge, de comprendre comment il s’arrangeait pour assurer les courses et des repas. Mais, par-dessus tout, j’éprouvais le désir de pouvoir le matérialiser physiquement.
Chaque fois que je parvenais à formuler une question, même la plus insignifiante, la plus calculée, il répondait immanquablement que ce n’était pas mes affaires.
« L’intendance, je m’en occupe ! Toi, dans ton état, tu es incapable de t’en charger. »
Un jour, j’ai osé… Je lui ai demandé son nom. J’ai même insisté, simulé un début de caprice et là… ! J’ai senti monter en lui un agacement glacé. Le ton de sa voix a changé. Entre chaque mot, j’entendais comme un claquement métallique :
« Tu me vouvoies, un point c’est tout ! »
Il a rajouté :
« Pas d’intimité ! »
Pour les sorties, les règles existaient aussi mais étaient plus simples. En gros, pour ne pas risquer de tomber malade, j’allais rarement dehors par temps de pluie. Quand il me fit part de ce point de vue, je lui retournais qu’avant, là où j’habitais, je n’étais jamais tombée malade. Pourtant j’en avais passé des journées dehors quand on me fichait à la porte dans un grand éclat de rire « Va voir dans la cour si on y est ! »
Il était en outre très précautionneux, veillait à ce que je sois bien couverte quand il faisait froid et me proposait de boire souvent par temps chaud. En fait, il s’occupait de moi comme si j’étais déjà vieille. Mon état de santé lui tenait tant à coeur que j’ai toujours pensé qu’il avait peur de ne pas savoir ou pouvoir me soigner.
Lorsque nous sortions, il devait débloquer une porte avec une sorte de télécommande car j’entendais un « bip » prolongé avant de sentir le changement d’air. Chose surprenante, l’espace extérieur n’était pas toujours le même. Pourtant nous prenions toujours la même direction.
La première fois, après le « bip » il m’incita à me diriger vers la droite. Après avoir parcouru dix pas approximatifs, je me suis cognée contre un mur. À ma gauche, toujours à une dizaine de pas, j’en ai heurté un autre. Il m’a alors dit que devant moi je ne rencontrerai aucun obstacle mais que je sentirai le terrain devenir plus instable. J’ai suivi ses ordres en me demandant ce qu’il entendait par « instable. »
Les « autres fois » la promenade s’est déroulée « ailleurs. »
J’ai effectué dix pas à droite pour me vautrer dans une haie d’épineux sans avoir eu le temps de rencontrer le mur que j’attendais. À gauche, je me suis étalée (presque noyée !) dans ce qui était une mare profonde mais qui aurait tout aussi pu être un lac ou un océan. Après cette aventure, il m’a invitée à prendre une douche et à m’enduire le corps d’un produit qui puait vraiment. Je suis passée sous l’eau. La bouteille en plastique était à portée de main, vers des robinets. Il s’agissait de bétadine, rouge précisa-t-il, une sorte de désinfectant.
À partir de ce jour-là, j’ai préféré marcher droit et obéir. J’ai décidé d’arrêter d’avoir envie de le questionner puisque, de toute façon, il ne répondait pas.
N’empêche… Un truc me turlupine en permanence : comment fait-il pour changer le décor ? Comment s’arrange-t-il pour transformer le paysage ? Un mur en buisson ! Vous vous rendez compte ? Et s’il était magicien ? Remarquez, c’est peut-être tout simplement qu’il y a plusieurs portes et donc « plusieurs » extérieurs…
L’idée du magicien me plait mieux.
Une autre exigence est très vite arrivée et, franchement, je ne sais pas comment il s’est débrouillé pour percer un de mes secrets les plus intimes.
Il m’a demandé de ne plus me comporter comme tous les aveugles et a notamment exigé que j’arrête de compter dans ma tête.
D’après lui, et c’est effectivement la plus stricte vérité, les gens comme moi comptent sans arrêt, tout et n’importe quoi, dans le souci de mieux se repérer. Par exemple, nous comptons les pas − les nôtres et ceux des autres − pour évaluer le temps ou les distances. Quand je suis assise sur mon lit, la table est à douze pas. L’évier est à six, à droite de l’extrémité de la table.
Avant, quand ses pas résonnaient, s’il n’était pas dans la pièce, j’en comptais douze avant d’entendre la clé tourner dans la serrure et encore quatre avant que la porte s’ouvre. Juste le temps de cacher mes petites affaires si j’étais en train d’inventer une bêtise.
Donc, Je comptais tout… Les bruits, les tintements de vaisselle, le tic-tac de l’horloge ou les secondes passées sous la douche pour ne pas être surprise par l’eau froide quand le ballon d’eau chaude s’épuisait.
J’en passe…
Pour me faire entrer dans le crâne ses ordres, ce salaud, (il faut bien l’appeler ainsi !) ce salaud a décidé de changer la disposition des meubles dans ce qui était mon seul environnement. Pire ! Il a ajouté ou retiré du mobilier, sans m’en parler bien entendu.
Tout est devenu compliqué et j’ai été contrainte de ne plus marcher pieds nus si je ne voulais pas m’éclater les orteils.
Salaud !
Combien de fois ai-je pleuré ? J’ai même hurlé après l’avoir supplié ou menacé. Le seul résultat que j’ai obtenu est de « l’entendre sourire » un peu plus fort à chaque occasion.
Un jour, par hasard, sans doute plus énervée que d’habitude, j’ai cassé la vaisselle et balancé des assiettes dans sa direction. Là, je l’ai entendu « grincer », « siffler »… J’ai compris que j’avais touché un point sensible : j’étais devenue forte.
Je dois me calmer…
Notre quotidien est, la plus part du temps, une routine agréable ou, pour être plus sincère, qui n’est pas déplaisante même si elle ne tutoie pas des sommets d’exaltation. Comme je l’ai expliqué, nous « regardons » la télé ou nous « lisons »
Malfront. D’ailleurs, à ce sujet, nous avons attaqué le tome deux : Les Mémoires de Mathilde.
Il m’a fait profiter d’un nombre incalculable d’articles de musique, de commentaires scientifiques. Il m’a gavé de tant d’informations que j’ai l’impression d’avoir été droguée sans m’en rendre compte. Parfois, je me sentais plonger en pleine léthargie.
Léthargie. J’aime bien ce mot, il vient de me l’apprendre alors, je l’utilise à n’importe quelle occasion.
Peu à peu, j’ai pris conscience de ma vulgarité. Avant lui, j’étais inculte, intellectuellement brutale, sans nuances, soupe au lait, gratuitement méchante. Ce n’était pas désagréable, mais c’était un comportement exigeant une attention sans faille. C’était jubilatoire (encore un mot qu’il m’a appris hier) mais épuisant.
Maintenant, je suis reposée.
Hier soir, il y a eu un changement.
Peu après le dîner, je l’ai complimenté sur la qualité de sa « soupe.» C’était volontaire, ce terme de « soupe » l’agace au plus haut point. Pour lui, il manque de distinction. Quand il est dans cet état, il « grince » et moi, ça m’amuse. Résultat, plus ça m’amuse, plus il grince.
Il a posé la télécommande de la télé à proximité de ma main, en prenant bien soin de ne pas m’effleurer les doigts.
« Excuse-moi. Je me retire. (Le grincement diminua.) Tu couperas le son quand tu voudras. Il te suffira d’appuyer sur le plus gros des boutons. À demain. (Le grincement cessa.) Bonne nuit. »
Pas le temps d’ouvrir la bouche ni de comprendre ce qui se passait. J’ai entendu un « bip » puis, plus rien.
« Salaud ! Tu me fais quoi, là ? » En fait, je n’ai rien dit mais je l’ai pensé très fort.
D’un seul coup, mes peurs « d’avant » sont revenues s’installer en moi. Les unes après les autres, bien rangées, comme des cintres dans une armoire.
La peur d’être seule dans l’escalier de l’immeuble. Celle d’attendre l’ouverture de l’ascenseur. Le bruit du vide-ordures. Les discussions dans une langue inconnue. Les sifflets des mecs vautrés dans l’entrée, devant les boîtes aux lettres. L’odeur de
shit. Les coups contre les murs dans l’appart’ d’à côté. Le tintement du porte-clefs de mon père quand il tâtonne en cherchant la serrure, bourré comme un édredon.
Cet « avant » m’a sauté au visage à ce moment-là.
Je devais reprendre mes esprits, savoir où j’étais dans la pièce puisqu’il avait encore déplacé les meubles.
J’ai pris la télécommande et me suis levée, les sens aux aguets. Le bruit de la télé venait de la droite. Donc rien n’avait changé de ce côté-là. Je pouvais partir à gauche. J’ai longé la table sans décoller les doigts de la bordure de la toile cirée, inquiète de me cogner contre un obstacle imprévu. Dix pas plus loin, j’ai touché le lit de mon tibia et je me suis assise.
J’ai compté.
J’ai compté en me balançant d’avant en arrière, tel un cintre sur sa tringle, sans savoir ce que je comptais, juste pour me rassurer. Comme une débile. D’un seul coup, le temps a repris une importance que j’avais oubliée.
J’ai pleuré. Ça faisait un bail que ça ne m’était pas arrivé. J’ai pleuré. Sur moi. Sur rien. Par pitié.
Ça a duré des heures.
Pour tout dire, je n’ai pas pleuré, j’ai chialé. Tout basculait. La vague de désespoir montaient de mon ventre, forçaient le passage au milieu de mes poumons et m’étranglaient avant d’exploser sur mes joues. Une vraie fontaine. L’impression de me transformer en tuyau d’arrosage m’arrachait des douleurs dans la poitrine. Les yeux me sortaient de la tête. Cette sensation de vidange s’accompagnait d’un sentiment destructeur : je ne serai jamais une autre.
Comment ne plus être aveugle ? À quoi ressemblait un visage bouffi de larmes ? Elles tiraient quelle gueule, les autres, quand elles craquaient ?
Parfois, à la télé, je les entendais chougner sur les problèmes insignifiants de leurs existences de starlettes. Elles minaudaient en parlant de leurs flirts, de leurs embrouilles scénarisées avec des copines idiotes pour se piquer un petit ami de pacotille et s’envoyer en l’air avec lui. Pourquoi « en l’air » d’ailleurs ? Ce serait ça, le sexe ? Un voyage en apesanteur avec des bruits de succion et des cris d’orfraie ?
Désemparée, je fis comme d’habitude dans ces cas-là… Ma main descendit dans ma culotte.
L’espace devint une succession de vibrations.
Dans ma tête, sa voix résonnait. J’espérai le voir un jour, juste une seconde, le trouver beau. Comment imaginer un mirage quand on ne l’a jamais effleuré, ne serait-ce que du bout des doigts ? Les miens s’enfonçaient entre les lèvres de mon sexe, cherchant à me procurer du plaisir. Malgré quelques fulgurances, je n’excitais que du vide. Je me tortillais telle une damnée, mouillée de sueur et de tristesse, incapable de m’inventer de la jouissance.
Je luttai contre l’inexorable : une aveugle ne rêvait pas. Mon cerveau, sevré d’images, n’utilisait que les armes dont il disposait pour me satisfaire. Les sons devinaient des cris, l’odeur dans la pièce se transformait en relents d’haleine fétide sur l’oreiller, mes ongles me griffaient au lieu de me caresser.
Et je pleurai toujours.
Transpirante, je me couchais sur le côté et me frappais la tête avec mes poings en essayant de me les enfoncer dans les orbites. Ça ne voulait pas rentrer ! Mes yeux roulaient sous mes phalanges. Le parquet de la pièce chavirait et l’impression de balancier me donnait la nausée. Mon sexe était brûlant et douloureux. Entre mes cuisses, le sang se mélangeait aux humeurs. L’écorchure de mon clitoris me perçait le ventre. Pour me calmer, je glissai ma main sur la blessure en ordonnant à mon âme violée de s’apaiser, de ne pas m’en vouloir pour l’outrage infligé.
Simplement dormir.
– Bonjour !
Encore une fois surprise au réveil, j’émerge d’un monde malsain, une brûlure au bas du ventre. Mes idées s’entrechoquent. Mon âme n’arrive pas de se dégager d’un carcan de sexe brutal. Pendant un instant, le monde d’avant, celui de l’immeuble où vivent mes parents et l’oncle Francis, revient à la surface. Des cris montent, des râles de plaisir ou de souffrance cognent dans une cage d’escaliers inventée. Silo de misère, tunnels de pauvreté sinuant dans les entrailles de la crasse.
Comment les effacer pour de bon ? Quel diable va m’aider à les oublier ? Celui qui me vient de me dire « bonjour » ? Est-il une invention ? Qui est-il vraiment ? Plus
grave… Qui suis-je ? Est-ce moi ou un fantôme, qui se promène dans ma vie ? Je ne suis peut-être que la résurrection d’une âme torturée, revenue sur terre pour expier ses fautes ?
Ai-je déjà vécu tout ça ?
La dernière question déclenche une obsession.
Quel est le sens de mon existence ?
– J’ai des choses à te dire, continue-t-il, sans se départir de son calme habituel. Tu m’écouteras attentivement et sans m’interrompre.
Sa voix est apaisante et tremble de manière inhabituelle. Les draps remontent sur mes cuisses mais je ne sais pas si le sang les a tachés. Une croûte sèche colle les poils de mon pubis. La honte de cet attouchement gomme l’ordre donné et m’incite à me lever en titubant.
C’est vrai que le parquet bouge !
Douze pas pour me mettre à table et dénicher un sujet de discussion pas trop polémique. M’obliger à lui offrir un sourire, l’air de rien, en attendant de reprendre nos bonnes vieilles d’habitudes.
C’est bien comme ça depuis le début, non ? La journée commence par un petit déjeuner à l’odeur de toasts grillés, de miel et de salade de fruits coupés. Suivent des bruits de mastication, l’acidité de la confiture d’abricot, le craquement de la coquille d’un oeuf dur effrité par la pointe d’un couteau.
Rassurant. Un peu pesant, sans doute.
– Tu vas rentrer chez toi.
Le coup de massue est terrible. Un frisson me court entre les omoplates. Reste calme, ma grande ! Il dit ça pour te tester, pour te faire payer ton outrecuidance de la veille !
– Tu as compris ? Tu vas rentrer chez toi.
Il est cinglé ! Retourner chez les dingues ? Mes avant-bras balaient tout ce qui se trouve sur la table. Je tape des pieds et me mords la main pour ne pas grincer des dents. Du plus profond de mes entrailles monte un sentiment inconnu. La haine qui me possède s’insinue dans mes veines. Je ne veux pas ! Rentrer là-bas, c’est mourir ! Jamais personne ne m’a enlevée ou louée ! JE VEUX RESTER, PUTAIN DE BORDEL !
– Mais, je… JE T’INTERDIS !
Le hurlement sort de mes tripes et m’arrache les cordes vocales.
– Calme-toi, ça ne sert à rien.
– Je te tuerai…. TU COMPRENDS ! Eh, le vioque, tu piges ? Fini le vouvoiement ! Ne te cache pas ! Putain ! T’es où ?
Mes mains poussent le vide. Son parfum est pourtant encore là.
– Je vais t’expliquer… Prends le temps de te calmer. Ce ne sera pas très long …
– Tes explications tu peux te les foutre au cul !
– J’accepte le tutoiement mais pas ta vulgarité. Crier et jurer ne changera rien. Tes excès de langage ont souvent pour conséquence de m’agacer mais, cette fois, ils ne serviront à rien sinon qu’à t’énerver encore plus et en pure perte.
Pendant qu’il parle mon esprit en folie fouille dans le tas des phrases apprises par coeur. Pas moyen de dénicher le début d’un argument crédible. Tout n’est qu’un enchevêtrement de points d’interrogation ou d’exclamation. Je me concentre sur ses mots en espérant trouver celui qui me fera rebondir.
Sa voix a maintenant une résonance que je ne lui connais pas. Plus de grincements, ni de tremblement mais un ton posé, déstabilisant. En l’écoutant, j’ai la fugace impression d’être une vague qui va se fracasser contre un rocher. Mes réponses se seront qu’écume de rage.
– Je vais mourir, ma belle… Crever comme une bête. La vie n’a pas été tendre avec toi, mais avec moi, c’est encore pire. Je suis atteint d’une maladie incurable portant un nom pourtant très poétique : « la maladie de l’homme-arbre. » Mon corps se déforme, mes mains deviennent des branches maculées de taches sombres et de boutons verruqueux. Les lésions sont irréversibles. J’en ai sur le visage, sur le cou mais surtout à l’extrémité des membres. Tu comprends pourquoi je refuse d’être touché. Au stade où j’en suis, c’est presque terminé. Les traitements ne servent à rien. J’abandonne. Mes parents m’ont fabriqué ainsi et jeté dehors dès l’apparition des premiers symptômes. J’avais vingt ans. La rente qu’ils m’ont attribuée m’a permis de me retirer dans cet endroit isolé où l’on trouve de tout, sauf des miroirs. Tu n’es pas la première à me tenir compagnie, mais tu seras la dernière.
– Ne te fiche pas de moi… Tes conneries d’ « homme-arbre », je n’y comprends couic ! Vas-y, raconte… Raconte encore ! Si je n’étais pas aveugle, je me jetterais sur toi pour t’arracher les yeux ! Je sais ce que tu veux. TU VEUX TE DÉBARRASSER DE MOI !
– Calme-toi…
– ME CALMER ? Je suis loin d’être intelligente et je sais bien que je ne parle que de moi. « Je…Je…Je… » Je ne dis que ça. Mais je n’ai jamais appris le « nous », je ne connais même pas la conjugaison ! J’ai quinze ans et des brouettes, bête à manger du foin ! C’est bien ça, l’expression ? Tu m’as raconté des miracles ! MIRACLE ! Sans toi, je n’aurai jamais su ce que ce mot signifiait. Tes histoires me parlent des gens et de choses que ma tête d’aveugle est incapable d’imaginer ! Pourquoi tu veux que je retourne chez mes vieux ?
– Je suis obligé de te rendre à tes parents parce que ma présence va devenir insupportable. Je te perds et tu me perds… C’est la mort qui décide… J’aurais aimé que notre histoire dure un peu plus longtemps mais je n’ai pas le droit de t’infliger un cauchemar. C’est déplaisant pour toi et pour moi.
DÉPLAISANT ! Mais ce mec est fou !
La colère m’envahit, je vais le tuer ! Tous mes rêves vont s’éteindre, mais j’en ai rien à foutre ! De toute façon, c’était déjà éteint au départ ! Comment il disait le médecin ? Cécité irréversible ? Cécité, mon cul ! Chez moi ça se traduisait par aveugle. Point barre.
Mais comment cela peut-il s’arrêter ? Où s’en vont les rêves ? Ça servi à quoi de jouer de cette humeur pour l’agacer, pour lui montrer que j’existais ?
BORDEL ! Pourquoi ça m’arrive à moi ?
Mes bras se tendent pour saisir ce que je sais être sur la table. Je tâtonne… Une assiette, un bol, des couverts. Tout valdingue dans la direction où se trouvait sa voix. Il va sûrement se mettre à grincer !
Un choc !
Pas celui de la vaisselle qui se fracasse, mais un impact lourd. Celui d’un corps qui tombe. Quand l’oncle Francis était bourré et se cassait la gueule dans l’escalier, ça faisait le même bruit.
Il ne grince pas. Il dit que je l’ai touché… Il se fout de ma gueule parce que je suis une aveugle !
– HEY ! OHÉ, le vioque ! T’es où ?
Normalement, il devrait être de l’autre côté… J’y vais ?
Ma main gauche suit le rebord de la table. Mes pieds ne rencontrent aucun obstacle.
– S’il te plait ! Je te promets de ne plus t’appeler « le vioque. » À partir de maintenant… Aller ! Déconne pas !
Rien.

Je heurte une chaise. La pièce bascule avec moi. Je m’affale de tout mon long contre un truc dur. Du bois ? À plat-ventre, je tends les bras. Mes mains rencontrent des rameaux. Il ne s’en dégage aucune odeur. On dirait des écorces, sèches et cassantes. Plus loin, je palpe de la chair… En fait, c’est mou comme un rôti de porc avant de le mettre au four sauf que là, la viande colle à quelque chose qui ressemble cette fois-ci vraiment à du bois.
Mes mais hésitent et remontent encore. Ce n’est pas quelque chose, c’est quelqu’un.
Je rampe. Mes doigts inventent l’apparence d’un homme sortant d’un amas de branches. J’en saisis une. C’est son bras qu’il a gardé sur sa poitrine. Il casse comme un morceau de cerisier

 

trop sec. Plus haut, son visage n’est qu’un tronc fissuré de plaies et d’excroissances rugueuses.
C’est ça, la mort ? Est-ce qu’il va continuer à pousser ?
Dans une de ses poches, je trouve un boîtier. Sans doute celui de la télécommande ? Je décide à ce moment-là qu’il est un magicien et refuse d’imaginer toute autre vérité.
« BIP »
Quatre portes s’ouvrent et le courant d’air le plus proche m’appelle. Et si l’histoire du chêne diabolique de Malfront était vraie ? Cette maison est un arbre dont je suis la sève. Je n’ai pas peur. Je suis une sorcière.
Le couloir que j’emprunte est une racine qui descend jusqu’au centre de la terre.
Attention ! Un mur… Des ronces… De l’eau… Il faut marcher droit.